Alors que l'armée resserre son emprise sur l'Égypte, les implications réactionnaires du coup d'état du 3 juillet deviennent de plus en plus évidentes. Les groupes de la pseudo-gauche qui ont soutenu ce coup d'Etat – les socialistes révolutionnaires (SR égyptiens et leurs partis frères, l'International Socialist Organisation (ISO) aux États-Unis et le Socialist Workers Party (SWP) britannique – se trouvent démasqués comme des organisations contre-révolutionnaires.
Ils réagissent en essayant de dissimuler leur complicité dans les manœuvres de l'armée qui visaient à rétablir les structures politiques existant avant la chute de la dictature de Moubarak, et en cherchant à nier la réalité évidente qu'un coup d'Etat a bien eu lieu.
Au début de la semaine dernière, l'armée égyptienne a massacré au moins 51 manifestants au Caire, en blessant des centaines d'autres. Des centaines de membres des Frères musulmans (FM) ont été arrêtés, y compris le président Mohamed Morsi. La junte militaire, emmenée par le général Abdel-Fatah Khalil al-Sisi, constitue de bric et de broc un nouveau gouvernement pour faire appliquer les politiques d'austérité exigées par le capital financier international d'une manière encore plus brutale que Moubarak et Morsi avant lui.
Le nouveau gouvernement sera en grande partie constitué de généraux, d'ex-responsables du régime de Moubarak, de banquiers et d'économistes libéraux qui insistent pour qu'il y ait une répression contre leurs opposants politiques et qui imposeront les conditions exigées par un nouveau prêt du Fonds monétaire international (FMI). Ce prêt entraînera des coupes dans les subventions au pain et au carburant dont dépendent des millions de travailleurs pauvres et de paysans.
Durant ce coup, les SR ont fonctionné comme une façade pour l'armée égyptienne et ses soutiens impérialistes dans le cadre de l'alliance Tamarod ("rébellion"). En soutenant ce coup, Tamarod a fourni à l'armée l'occasion dont elle avait besoin pour faire tomber Morsi et créer les conditions d'une répression contre la classe ouvrière.
Ces derniers jours, des comptes-rendus détaillés parus dans les médias bourgeois ont montré comment, en l'absence d'une direction révolutionnaire dans la classe ouvrière, des éléments du vieux régime de Moubarak ont été capables de se servir de Tamarod pour faire dérailler le mouvement de masse et les aider à réaliser le coup d'Etat.
Le 10 juillet, le new York Times a publié un article racontant que les restes du régime Moubarak étaient fortement impliqués dans « la préparation d'un coup d'Etat. » Le Times écrit : « oeuvrant dans les coulisses, les membres de la vieille élite, dont certains proches de M. Moubarak et des hauts gradés du pays, ont également aidé à financer et à organiser ceux qui étaient déterminés à faire tomber la direction islamiste, y compris Naguib Sawiris, un milliardaire et opposant déclaré des Frères musulmans; Tahani el-Gebali, un ex-juge à la Cour constitutionnelle suprême qui est proche des généraux au pouvoir; et Sahwki al-Sayed, un conseiller juridique d'Ahmed Shafiq, le dernier Premier ministre de Moubarak, qui a perdu la course à la présidence contre M. Morsi. »
Cet article explique comment ces éléments ont cherché à s'appuyer sur Tamarod pour réaliser leurs objectifs. « M. Sawiris, l'un des hommes les plus riches d'Égypte et un des titans du régime précédent, a dit […] qu'il avait soutenu un nouveau groupe appelé "Tamarod" et leur avait "accordé l'usage des bureaux et de l'infrastructure nationale du parti politique qu'il avait construit, les Égyptiens libres. Il leur a fourni de la publicité par l'intermédiaire d'une chaîne de télévision populaire qu'il avait créé [Orascom télévision] et de ses investissements majoritaires dans le plus important journal privé d'Égypte, » Al Masry Al Youm.
Tamarod n'a jamais été rien d'autre qu'une plate-forme pour l'opposition bourgeoise et le produit de sections plus laïques de l'élite dirigeante qui s'opposent aux FM sur quelques questions économiques, dont des questions de mode de vie. Dès le début, Tamarod a cherché à s'appuyer sur l'armée pour faire tomber Morsi et rendre le pouvoir aux anciens alliés de Moubarak.
D'après le Times, l'ex-juge Gebali a déclaré dans un entretien téléphonique que « elle et d'autres experts juridiques ont aidé Tamarod à créer sa stratégie consistant à demander directement à l'armée de renverser M. Morsi et confier la présidence par intérim au chef de la Cour constitutionnelle. »
De plus, un compte-rendu du 15 juillet dans le Times, intitulé « les libéraux égyptiens adhérent à l'armée et n'acceptent aucune dissension, » reconnaît que ce soutien pour le coup militaire est lié à un virage à droite dans le milieu aisé des libéraux égyptiens et des forces "de gauche". Il note que « la grande majorité des libéraux, gauchistes et intellectuels en Égypte a participé à la liesse devant la défaite des Frères musulmans, dénonçant avec véhémence toute contestation. » Ils soutiennent l'armée, affirmant qu'elle est nécessaire pour protéger la patrie conte les attaques terroristes des FM. »
Résumant cette évolution vers la droite, Rabab al-Mahdi, un universitaire de l'Université américaine du Caire, a déclaré : « Nous passons de la droite barbue et chauvine à la droite bien rasée et chauvine. » Un autre spécialiste de sciences politiques, Amr Hamzawy, a décrit la célébration de la prise du pouvoir par l'armée après des massacres comme « du fascisme sous de faux atours de démocratie et de libéralisme. »
Ces descriptions des événements montrent le caractère réactionnaire des efforts des SR pour fournir une couverture à ce coup d'Etat. Parmi ces efforts, il y a un récent entretien [en anglais] avec le porte-parole des SR, Howwam El Hamalawy publié le 12 juillet sur le site Web Jadaliyya. Hamalawy commence par minimiser le fait qu'il y a eu un coup d'Etat en Égypte. Il déclare cyniquement qu'il « n'est pas vraiment intéressé par ce jeu sémantique sur le fait qu'il y a eu un coup ou pas. Parce qu'il semble que c'est devenu l'obsession de la plupart des spectateurs et des commentateurs du moment, ainsi que des révolutionnaires. »
Il ajoute, « donc, quand vous dites que c'est un coup (ou un épisode) militaire, et que vous vous arrêtez à ça, vous donnez la mauvaise impression que l'armée s'est réveillée un jour et a décidé de prendre le pouvoir. C'est pourquoi je suis très prudent dans l'usage de ces termes, et en fait je ne veux pas passer beaucoup de temps sur cette description. »
L'attitude d'Hamalawy reflète l'indifférence et l'hostilité des éléments des classes moyennes chez les SR aux aspirations démocratiques et sociales de la classe ouvrière. Écartant la question de savoir si un coup réactionnaire a même eu lieu, il indique effectivement qu'il considère la différence entre la révolution et la contre-révolution comme une simple question triviale de mots.
En fait, Hamalawy et les SR sont conscients du caractère contre-révolutionnaire de leurs alliés. Dans l'entretien en question, Hamalawy affirme que « le camp qui était contre Morsi comprenait en fait un mélange de groupes. Ceux qui s'alignaient contre Morsi comprenaient les partis d'opposition du Front du salut national [FSN], et parmi eux le parti al-Tayyar al-Sha'bi d'Hamdeen Sabahi, le parti al-Destour d'El-Baradei, ainsi que des restes du régime Moubarak représentés par Amr Mousa et d'autres. Même parmi le camp anti-Morsi, il y avait clairement une présence des fuloul [c-à-d, les membres du régime de Moubarak] en la personne des partisans du [Général] Ahmad Shafiq, des partisans du général décédé Omar Suleiman, et des éléments de la classe supérieure égyptienne qui sont définitivement opposés aux Frères musulmans (mais ils sont pour le retour de l'ancien régime, le régime Moubarak tel qu'il existait). »
Hamalawy cherche à dissimuler le caractère contre-révolutionnaire de la collaboration des SR avec Tamarod en affirmant malhonnêtement que ces forces n'étaient pas « celles qui tiraient les ficelles. Ce serait une grande erreur de dire que c'étaient les contre-révolutionnaires qui étaient à la pointe du mouvement. »
C'est tout simplement un mensonge absurde. Une dictature militaire prend rapidement forme en Égypte, il est évident que le mouvement Tamarod était l'instrument politique des forces contre-révolutionnaires qui ont monté un coup pour restaurer le vieux régime de Moubarak. En fait, la propre description qu'en fait Hamalawy montre que les SR ont coopéré étroitement avec les forces qu'il reconnaît comme "contre-révolutionnaires".
Il affirme, « dans de nombreux gouvernements et provinces, ce sont des groupes politiques et révolutionnaires différents qui ont pris la tâche de rassembler des signatures des gens dans la rue. Ce n'était pas qu'une opération sur Internet. Des choses ont été faites en coordination avec le comité central de Tamarod, et d'autres initiatives ont été totalement indépendantes. Donc il serait difficile de mettre le doigt sur ce que pense Tamarod exactement. Je veux dire, quel Tamarod ? Est-ce que vous voulez dire le Tamarod des trois cofondateurs et de leur page Facebook officielle ? Ou est-ce que vous pensez aux activistes locaux à la base ? Dire que les activistes avaient dès le début l'intention de confier à l'armée le pouvoir sur le pays est également faux. »
La tentative d'Hamalawy d'introduire une certaine distinction entre le programme politique de la direction de Tamarod et celui de ses « activistes locaux à la base » est une fraude.
En fait, les SR ont écrit d'innombrables documents à la gloire de Tamarod présenté comme « un moyen d'achever la révolution. » Ses membres ont fait campagne pour Tamarod dans les rues. En même temps, les SR ont gardé des liens étroits avec la direction de Tamarod, publiant des déclarations conjointes en soutien à son programme.
Le 28 mai, les SR ont applaudi les dirigeants de Tamarod Mahmoud Badr et Mohamed Abdel-Aziz dans leurs quartiers généraux à Guizèh. Badr et Abdel-Aziz ont ultérieurement été aux côtés du Général al-Sisi quand celui-ci a annoncé sa « feuille de route » pour le coup du 3 juillet. Ce plan comprenait toutes les principales demandes de Tamarod, comme la dissolution de la chambre haute du Parlement dominée par les Islamistes, la nomination du chef du pouvoir judiciaire comme président et celle d'un gouvernement technocratique libéral.
Immédiatement après la prise du pouvoir par l'armée, les SR ont applaudi le coup comme une « seconde révolution » et ont cherché à mobiliser les manifestants pour qu'ils « protégent leur révolution » contre les FM. Dans une déclaration du 6 juin, les SR ont demandé à la junte de prendre « des mesures immédiates pour réaliser la justice sociale […] et rédiger une constitution civile, démocratique qui garantit les valeurs de liberté et de justice sociale. »
La tentative frauduleuse des SR de dépeindre un coup militaire soutenu par les États-Unis contre les FM comme une « seconde révolution » pour la justice sociale et la démocratie est d'autant plus grotesque que, il y a tout juste un an, les SR ont soutenu les FM comme force révolutionnaire contre l'armée.
Lors des premières élections présidentielles après le renversement révolutionnaire de Moubarak, les SR ont soutenu le candidat des FM, Morsi, contre le général Ahmed Shafiq, le candidat favorisé par l'armée et les restes du régime Moubarak. Dans une déclaration intitulée « à bas Shafiq… À bas le nouveau Moubarak, » les SR ont affirmé qu'un vote pour Morsi serait un moyen de défendre les gains démocratiques et sociaux » de la révolution contre le « candidat contre-révolutionnaire » Shafiq.
Quand Morsi est devenu président, les SR et leurs alliés internationaux ont chanté les louanges de Morsi et des FM. À la conférence Socialism 2012 organisée par l'ISO, le chef des SR Sameh Naguib a déclaré que « la victoire de Morsi, le candidat des Frères musulmans, est une grande réussite pour faire reculer la contre-révolution et ce coup d'état […] À chaque fois qu'il y a une menace de contre-révolution, les Islamistes se précipiteront vers les masses, et mobiliseront des centaines de milliers de gens contre le régime militaire. »
Le soutien accordé à Morsi et aux FM était dans la droite ligne de leur orientation de longue durée vers la politique islamiste. Quand les Islamistes étaient dans l'opposition sous Moubarak, les SR avançaient le slogan « Parfois avec les islamistes, jamais avec l'Etat. » Si les SR devaient déclarer leur opposition honnêtement, leur slogan serait « Parfois avec les islamistes, toujours avec l'état et l'impérialisme américain. »
Si les SR eux-mêmes ne donnent jamais d'explication pour leurs extraordinaires changements de politique, il existe pourtant dans leur ligne politique une constante frappante: leurs manœuvres reflètent toujours les tournants de la politique étrangère américaine.
Depuis le début des manifestations contre Moubarak en janvier 2011, les SR ont toujours appuyé la section de la bourgeoisie égyptienne soutenue par les États-Unis pour opprimer la classe ouvrière. Initialement, les SR ont rejoint ElBaradei et d'autres factions bourgeoises en appelant, dans une déclaration conjointe publiée le 21 janvier, non pas à la chute du régime soutenu par les États-Unis, mais à ce que Moubarak autorise « la démocratie, les droits civiques et des élections libres et sans tricherie, ».
Après que les manifestations se sont développées en un mouvement révolutionnaire de masse de la classe ouvrière pour faire tomber Moubarak, les SR ont répandu des illusions sur l'armée, soutenue par les Etats-Unis, qui avait pris le pouvoir. Ils ont affirmé que le Conseil suprême des forces armées de la junte « vis[ait] à réformer le système politique et économique, lui permettant de devenir plus démocratique et moins oppresseur. »
Quand des manifestations massives ont à nouveau éclaté, cette fois-ci contre la junte, les SR se sont opposés à une « seconde révolution, » et – dans la droite ligne de la politique du ministère américain des Affaires étrangères qui a établi des relations officielles avec les Islamistes – se sont mis à soutenir Morsi et les FM.
Les oscillations politiques des SR et leur alignement sur la politique du Département d'Etat ont leur origine dans les intérêts de classe exprimés par les SR. Ce parti parle au nom de sections corrompues de la classe moyenne égyptienne, étroitement liées à l'Etat bourgeois et à l'impérialisme.
Ses effectifs sont en grande partie constitués d'étudiants, d'universitaires et de journalistes pro-occidentaux, travaillant pour des organisations non-gouvernementales soutenues par les puissances occidentales, pour des laboratoires d'idées ou des organismes médiatiques. Ses membres les plus connus – comme Hamalawy, Naguib ou Gigli Ibrahim – ont étudié ou enseignent à l'Université américaine du Caire.
D'autres, comme Ahmed Ali ou Haitham Mohammadein, travaillent pour des ONG comme l'Observatoire du budget et des droits de l'Homme ou le Centre Nadim pour la gestion et la réhabilitation des victimes de la violence. Ces ONG coopèrent avec le Fonds national pour la démocratie (National Endowment for Democraty - NED), une organisation directement financée par le gouvernement américain.
Dans un reportage de la semaine dernière intitulé « Les États-Unis ont financés les activistes anti-Morsi, » Al Jazeera a révélé les liens financiers étroits entre le milieu petit-bourgeois des ONGs et l'impérialisme américain. Citant des documents obtenus grâce à la loi sur la liberté de l'information par le programme Investigative Reporting de l'Université de Berkeley en Californie, il établit que le gouvernement Obama « a tranquillement financé des personnalités de l'opposition égyptienne qui appelaient à la chute du président maintenant déposé du pays, le président Mohamed Morsi. »
La liste des organisations américaines qui financent les « activités anti-Morsi » comprend le NED, l'Initiative pour un partenariat au Moyen-Orient (MEPI), le Bureau du ministère des Affaires étrangères pour la Démocratie, les Droits de l'Homme et le travail (DRL), et l'Agence américaine pour le développement international (USAID).
La révolution égyptienne n'a que deux ans et demi, mais les SR sont déjà démasqués comme les serviteurs de la bourgeoisie et de l'impérialisme mondial. À chaque étape de la révolution égyptienne, ils se sont alliés avec des forces réactionnaires qui cherchent à opprimer la classe ouvrière pour améliorer la situation du capital financier international en Égypte.
Les travailleurs et les jeunes d'orientation socialiste en Égypte et ailleurs doivent tirer les conclusions nécessaires de l'action jusqu'ici des groupes de la pseudo-gauche comme les SR. Une lutte révolutionnaire pour les droits démocratiques et l'égalité sociale exige la mobilisation indépendante de la classe ouvrière sur un programme socialiste contre ce genre de forces réactionnaires.
(Article original paru le 16 juillet 2013)