Le juge militaire américain qui préside le procès en cour martiale du soldat Bradley Manning a décidé jeudi de ne pas abandonner l'accusation la plus grave présentée par le procureur, celle d'"aide à l'ennemi".
Le procès de Manning – il a aidé à divulguer des milliers de documents confidentiels par l'intermédiaire de WikiLeaks en 2010 – va maintenant continuer avec des accusations qui impliquent une possible peine de mort, même si le gouvernement a promis qu'il ne demanderait pas l'exécution de Manning. Les arguments finaux pourront commencer dès la semaine prochaine. Le même juge qui a pris la décision d'hier, la colonelle Denise Lind, prendra la décision finale sur le sort de Manning.
Pourquoi Manning est-il poursuivi ? En 2010, ce militaire a révélé au public des documents secrets qui révèlent la nature des guerres d'Afghanistan et d'Irak. Parmi celles-ci, il y avait une vidéo, postée par WikiLeaks sous le titre « Meurtre collatéral », documentant la prise pour cible et le meurtre de civils irakiens à Bagdad, y compris celui de deux journalistes.
En accusant Manning d'« aide à l'ennemi, » le gouvernement assimile la révélation de preuves de crimes de guerre qui étaient dissimulées à de l'espionnage et à de l'aide apportée aux terroristes. Comme le sait bien le gouvernement, et comme Manning l'a expliqué dans une déclaration lue devant la cour en février, il a révélé ces documents pour informer le peuple Américain et stimuler « la discussion, les débats et les réformes » à propos de la politique étrangère américaine.
Puisque Manning a passé ces documents à WikiLeaks afin d'alerter le peuple américain sur les actions illégales et immorales du gouvernement de ce dernier, il s'en suit que c'est lui, et non Al Qaïda, qui est le véritable « ennemi » qui inquiète le gouvernement et les agences militaires et de renseignement.
Dans l'affaire de la révélation des Pentagon Papers concernant la guerre du Vietnam qui avait fait jurisprudence, la Cour suprême américaine avait jugé qu'on ne pouvait pas censurer l'information en s'appuyant sur l'affirmation générale que les documents seraient dommageables aux intérêts de la sécurité nationale. Chaque élément de l'information devait faire l'objet d'une démonstration claire et concrète de ses effets dommageables sur un aspect précis de la sécurité nationale.
Le juge Hugo L. Black a écrit en 1971 que, « le mot 'sécurité' est une large et vague généralité dont les contours ne devraient pas être invoqués pour abroger le droit fondamental reconnu par le Premier amendement. » C'est précisément une généralité vague de ce genre qui constitue le fondement des accusations du gouvernement contre Manning.
Les accusations d'« aide à l'ennemi » s'appuient sur des raisonnements entièrement fallacieux, tout comme l'ensemble de la chasse aux sorcières menée contre Manning. Il n'y a absolument aucune preuve parmi celles présentées que Manning aurait délibérément décidé d'aider Al Qaïda. Le gouvernement se contente d'affirmer que puisque les informations que Manning a publiées pouvaient être consultées par Al Qaïda, ses actions sont assimilables à de la trahison.
Suivant la logique du gouvernement, non seulement Manning doit être coupable d'avoir aidé Al Qaïda, mais aussi WikiLeaks, puisqu'il a affiché les informations, et aussi tous les journaux qui les ont relayées. De plus, en suivant la définition d'« aide matérielle fournie à l'ennemi » qui figure dans le Patriot Act et d'autres lois anti-démocratique, tout groupe ou individu qui défend Manning pourrait être pris pour cible et persécuté.
Cette logique a déjà été appliquée dans les faits. Le gouvernement Obama a poursuivi sans relâche le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, qui est actuellement terré dans l'ambassade d'Équateur à Londres. Assange a fait l'objet d'une inculpation secrète dans l'éventualité d'une capture et d'une extradition vers les États-Unis.
En mai, il a été révélé que le gouvernement avait secrètement collecté les relevés de téléphone de journalistes de l'Associated Press, et par la suite, il est apparu que le journaliste de Fox News James Rosen avait eu ses courriels et ses connections Internet espionnés car il était en relations avec un responsable du ministère des Affaires étrangères qui divulgait des informations confidentielles.
Sui l'on suit les arguments du gouvernement et ses actions, il ne reste rien des garanties du Premier amendement sur la liberté d'expression et de la presse.
On a atteint un nouveau stade dans la vendetta anti-démocratique contre les lanceurs d'alerte avec la campagne menée contre l'ex-agent de la NSA Edward Snowden. Par ses actions, Snowden a contribué à révéler au cours du dernier mois et demi l'existence de l'infrastructure d'un Etat policier d'une ampleur sans précédent. En s'appuyant sur des décisions de tribunaux secrets et sur des interprétations de la loi elles-aussi maintenues secrètes, une base de données constituée des appels téléphoniques et de l'activité sur Internet a été construite pour l'ensemble de la population des États-Unis et d'une bonne partie du monde.
Pour ces actions, Snowden lui aussi est confronté à des accusations s'appuyant sur la loi Espionnage Act et il est actuellement la cible d'une campagne mondiale pour le contraindre à retourner aux États-Unis. L'affirmation du gouvernement selon laquelle il va bénéficier de la « procédure requise » [due process] s'il est capturé est ridicule quand on voit le traitement de Manning, qui, en plus d'être jugé par un tribunal militaire, a été soumis à des mois d'abus que le rapporteur spécial des Nations-unies sur la torture a qualifiés de « cruels, inhumains et dégradants. »
La bande des criminels qui osent se faire les juges de Manning est le véritable ennemi du peuple américain. Durant des décennies, sous la bannière frauduleuse de la « guerre contre le terrorisme, » ils ont agi avec « des intentions malveillantes » (comme Manning est accusé de l'avoir fait) pour saper les droits démocratiques. Ils ont mené des guerres illégales à l'étranger et, dans la foulée de l'effondrement financier de 2008, ils ont organisé un transfert massif de richesses vers l'aristocratie financière.
Le président et de hauts responsables de son gouvernement, les chefs de l'armée et des agences de renseignement, leurs larbins républicains et démocrates du Congrès qui savaient tout et ont tout approuvé, les juges qui ont validé chaque loi illégale et inconstitutionnelle – ce sont eux et non Manning, Assange et Snowden qui méritent d'être poursuivis, jugés, reconnus coupables et condamnés.
(Article original publié le 19 juillet 2013)