Voici un article publié par le World Socialist Web Site à l’occasion du Festival international du Film de San Fransico qui s’est déroulé du 25 avril au 9 mai 2013.
En tout, 158 films provenant de 51 pays ont été projetés lors de la 56e édition de ce festival international de film : 67 films de fiction, 28 documentaires et 63 courts métrages. Le cinéaste Steven Soderbergh a prononcé un discours sur « l’état du cinéma. »
Cette revue porte sur le film The Kill Team, réalisé par Dan Krauss.
The Kill Team
« La pression constante de tuer ou être tué. C’est impossible de ne pas entrer dans cette folie, » explique le caporal Jeremy Morlock de l’Armée américaine, dans un nouveau documentaire à propos d’un groupe de soldat américain surnommé le « Kill Team. »
Ce surnom, donné par les médias aux membres des unités militaires qui ont commis des crimes de guerre en Afghanistan, est aussi le titre du film de Dan Krauss. The Kill Team fut l’un des films les plus convaincants présentés au Festival de San Fransico cette année.
Le peloton provient de la 5e Brigade Stryker, 2e Division d’infanterie, stationnée à la base militaire de Lewis McChord près de Seattle (État de Washington). Le réalisateur porte son attention sur le soldat Adam Winfield qui avait 17 ans lorsqu’il a rejoint les rangs de l’armée. Déployé en Afghanistan en juillet 2009, Winfield a contacté son père Chris en février de l’année suivante pour lui faire part des atrocités commises par les membres de son unité, dont le meneur et plus haut gradé du peloton était le sergent-chef Calvin Gibbs.
Selon les notes de production du film, Krauss est tombé sur un article du New York Times en date du 27 avril 2011 (A Beast in the Heart of Every Fighting Man – Un animal dans le coeur de chaque combattant – de Luke Mogelson ) qui décrivait Winfield certes comme un dénonciateur, mais également un soldat soupconné de meurtre. L’article prétend que la désignation de « Kill Team » (équipe de tueurs) proviendrait d’une fuite sous la forme d’une entrevue vidéo dans laquelle Windfield relate à un agent spécial de l’armée que Gibbs « croyait que j’étais faible et pas assez bon pour faire partie de son, et je cite, ‘kill team’. »
Pendant une période de quatre mois en 2010, le « Kill Team » a commis trois meurtres de civils afghans pour le plaisir et a conservé des os de doigts et de jambes, une dent et un crâne comme d’abominables trophées dans l’un des cas les plus publicisés de criminalité américaine en Afghanistan.
L’unité était située à la base d’opérations avancée (BOA) Ramrod à Maiwans, dans la province de Kandahar, au sud de l’Afghanistan. Ses victimes connues sont Gul Mudin, 15 ans; Marach Agha, 22 ans et Mullah Allah Dad, 45 ans. Les représentants de l’armée américaine ont révélé plus tard qu’ils pensent que Marach Agha était sourd et handicapé mental.
Le réalisateur a également interviewé Jeremy Morlock, âgé de 21 ans au moment des crimes et considéré comme l’un des participants clés dans ces meurtres de civils. Selon les termes d’un plaidoyer de culpabilité négocié, la sentence à vie de Morlock a été réduite à 24 ans de prison avec libération déshonorante en échange de sa collaboration devant la Cour martiale contre d’autres soldats.
Un autre des principaux participants du film est le soldat de première classe Andrew Holmes, âgé de 19 ans au moment des meurtres. Il a été accusé, en même temps que Morlock, le 15 janvier 2010, du meurtre de Gul Mudin, et a plaidé coupable en échange d’une sentence maximum de sept ans de prison.
Gibbs, qui a été accusé sous trois chefs de meurtre prémédité, a été condamné à la prison à vie avec possibilité de libération conditionnelle après 10 ans. Son avocat au civil et sa famille ont refusé de parler au réalisateur. Gibbs avait déjà servi lors de deux rotations, une fois en Irak et une autre fois en Afghanistan. Tant Winfield que Morock présentent Gibbs comme un sociopathe qui a orchestré ces assassinats pour leur donner l’apparence d’une attaque afghane afin de fournir un prétexte de légitime défense. Gibbs répétait sans cesse que les Afghans sont des « sauvages. »
Gibbs est peut-être bien l’instigateur immédiat de ces crimes et mérite d’être puni, mais il est également en quelque sorte un bouc émissaire. Les vrais criminels, responsables des bains de sang en Afghanistan et ailleurs, sont les décideurs qui choisissent de mettre en œuvre des politiques d’agression et de guerre illégales. On les retrouve à la Maison-Blanche, au Pentagone, au Congrès et dans les confortables bureaux des principaux médias américains.
Plusieurs des entrevues du film indiquent que les forces d’occupation américaines en Afghanistan assassinent de façon routinière des civils dans le cours de cette guerre néo-coloniale appelée cyniquement Opération « Enduring Freedom » (liberté durable).
En fait, le drame dans The Kill Team apparaît purement par accident. Après que le soldat Justin Stoner ait rapporté l’utilisation de drogue dans son peloton à son supérieur immédiat, les membres de son unité l’ont battu. Les officiers ont appris par la suite que Gibbs avait montré des doigts humains à Stoner pour l’intimider, ce qui a ultimement mené les enquêteurs à découvrir ces meurtres. Stoner mentionne avec aisance devant la caméra que de tels crimes se produisent tout le temps : « Nous sommes seulement ceux qui se sont fait prendre. » C’est une des répliques les plus vraies du film.
Les atrocités telles que celles menées par le « Kill Team » sont depuis longtemps employées dans les opérations contreinsurrectionnelles par les États-Unis et autres puissances impérialistes pour « pacifier » les populations résistant à l’occupation, de l’Inde au Kenya, en passant par l’Éthiopie, l’Angola et le Vietnam. Les militaires des États-unis entrainent et arment ces soldats qui mutilent et tuent. La poussée de l’élite dirigeante américaine pour la domination du globe crée des conditions dans lesquelles la psychose et le sadisme individuels fleurissent.
The Kill Team est un film horrifiant et dérangeant. Particulièrement à la lumière des commentaires de Morlock, l’un des soldats interviewés les plus articulés, le spectateur obtient un aperçu des dommages collatéraux psychologiques produits par la mentalité de « guerrier » des militaires.
« La mort et des ossements. On t’instruit que c’est normal d’être OK avec ça, dit-il à moment donné. Morlock poursuit : Tu retournes chez toi, et il n’y a plus rien de normal. Tu retournes chez toi, et tu es en colère et écoeuré. Tu n’as plus le contrôle de tes émotions. Mais à qui en parler ? Tu te replies sur toi-même. »
Stoner fait l’une des déclarations les plus tranchantes :« Vous nous entrainez à tuer dès le premier jour de notre engagement jusqu’à notre départ [de l’armée]. Ton travail, c’est de tuer… Ton travail, c’est de tuer tout ce qui est sur ton chemin… Alors pourquoi diable êtes vous si frustré lorsqu’on le fait? »
La contenance stoïque de Morlock, Holmes et Stoner, tous de très jeunes hommes, démontre un état de dissociation d’avec leurs crimes. Quel type de vie ont-ils devant eux, que ce soit en prison ou en liberté?
Et quel genre de vie attend les centaines de milliers d’anciens combattants des guerres néocoloniales américaines, qui sont physiquement ou psychiquement mutilés? L’establishment politique et médiatique américains, d’Obama en descendant, est totalement indifférent au désastre qu’il est en train de produire.
La majorité du film se passe en compagnie de Chris et Emma, les parents d’Adam Winfield qui habitent à Cape Coral, en Floride. Leur visage exprime l’horreur des événements et la souffrance qui a été causée.
Après qu’Adam ait envoyé un message-texte à son père disant « On tue des gens ici… Je veux faire quelque chose…. Je ne me sens pas en sécurité », Chris Winfield a appelé la ligne téléphonique de l’inspecteur général de l’armée, au bureau du sénateur Bill Nelson (Démocrate – Floride), de même qu’un sergent de la Base interarmées Lewis-McChord, qui lui a dit de contacter la division des enquêtes criminelles de l’armée. Bien qu’un sergent au centre de commandement de Fort Lewis pensait lui aussi que son fils Adams était en danger, il lui a dit qu’il devait néanmoins faire un rapport à son supérieur immédiat avant que l’armée ne puisse prendre action.
Quand il était en Afghanistan, Adam répétait souvent à ses parents qu’il craignait pour sa vie. Chris dit : « L’armée voulait laisser aller cette affaire… Aucun officier n’est accusé. Si Adam était allé [à son supérieur] en Afghanistan, il aurait été tué. » Morlock a affirmé que Gibbs lui a bien dit que « Winfield est un problème... Il faut s’en débarasser. »
Le 2 mai 2010, le « Kill Team » a décidé de commettre un autre meurtre et de forcer Adam à être présent pour le rendre donc complice. Regrettant d’avoir succombé à la pression, Winfield explique : « J’avais la responsabilité d’arrêter ce qui se passait. » Il est le seul soldat impliqué à avoir exprimé des remords pour le meurtre de civils innocents. Le film suggère implicitement que les militaires punissent les soldats qui jettent la lumière sur ses crimes institutionnels.
Adam a accepté de plaider coupable à des accusations d’homicide involontaire pour ne pas avoir empêché ses camarades de tuer Allah Dad. Le juge l’a condamné à une peine de trois ans de prison et à être expulsé de l’armée pour mauvaise conduite. Il est maintenant sorti de prison.
Winfield raconte à la caméra : « La guerre est sale. [Ce n’est] pas comme ils la décrivent dans les films. »
Dans les notes de production du film, le réalisateur déclare : « Adam Winfield a été forcé de faire face à ses valeurs morales les plus profondes en un clin d’oeil, dans des circonstances inimaginables. Ce type de décision de vie ou de mort est incroyablement destructeur, non seulement sur le moment même, mais dans les mois et les années qui suivent, alors que les soldats ressassent dans leur esprit encore et encore les choix qu’ils ont faits ou qu’ils n’ont pas faits. » En entrevue, Krauss faisait remarquer : « écouter les soldats parler… les entendre expliquer ces décisions dans toutes leurs complexités, est très troublant. »
Cette destruction morale est le résultat inévitable d’un conflit qui n’est qu’un chapître sans fin de la brutalité interminable connue sous le nom de « guerre au terrorisme. » The Kill Team illustre très clairement que l’unité n’était pas composée de voyous, mais que ses membres agissaient bien conformément selon les normes opérationnelles de l’armée américaine.
(Article original paru le 16 mai 2013)