Les manifestations dans plusieurs villes de Turquie ont fait trembler le gouvernement islamiste du premier ministre Recep Tayyip Erdogan vendredi et au cours du week-end, dans un contexte de mécontentement de plus en plus fort face à sa politique intérieure et à son soutien à la guerre par procuration des États-Unis en Syrie voisine.
Les manifestations se sont développées rapidement après une répression policière dure vendredi matin dans le parc Gezi d'Istanbul puis sur la place Taksim. Le sit-in avait commencé mardi, des parlementaires et des responsables du Parti kurde pour la paix et la démocratie (BDP), rejoints ensuite par le Parti républicain du peuple (CHP) de l'opposition bourgeoise, manifestaient contre le projet d'Erdogan de redessiner le parc Gezi, qui est adjacent à la place Taksim. Le sit-in rassemblait au départ des dizaines de personnes puis des centaines.
Erdogan envisage de construire une mosquée dans la zone et de reconstruire des casernes datant de l'Empire Ottoman, détruites en 1940, pour les transformer en centre commercial, tout en détruisant un centre culturel proche qui porte le nom du dirigeant nationaliste bourgeois turc, Kemal Atatürk.
Ce projet de transformation est une provocation, étant donné l'association historique de la place Taksim aux manifestations ouvrières et populaires. Le massacre du Dimanche sanglant de 1969 des manifestants qui s'opposaient au déploiement de la sixième flotte américaine en Turquie avait eu lieu tout près, et des dizaines de personnes avaient été tuées sur cette place durant la répression contre une manifestation du premier mai en 1977.
Vendredi, la police a initialement réprimé violemment les manifestants, les poussant vers la place Taksim, puis les a attaqués brutalement à nouveau. La manifestation prenant de l'ampleur, les hélicoptères et les équipes de la police ont tiré de grandes volées de gaz lacrymogènes dans des zones résidentielles et dans le métro ; une vidéo montre un véhicule blindé de la police heurtant un manifestant en fonçant dans une barricade.
« La police est partout, et les hélicoptères surveillent nos mouvements. Chaque fois que la police nous voit manifester, ils viennent et nous gazent… Nous avons été gazés, nous nous sommes dispersés, puis nous nous sommes rassemblés à nouveau, » a déclaré un manifestant.
Des manifestations de solidarité se sont répandues dans tout le pays, avec des milliers de personnes au parc Kugulu à Ankara et plus de 10 000 dans la marina d'Izmir.
Les manifestants chantaient « Taksim est partout » ou « Erdogan le chimique », référence à l'usage intensif des lacrymogènes, mais aussi une critique implicite du soutien apporté par Erdogan aux fausses accusations selon lesquelles le régime syrien s'est servi d'armes chimiques, afin de fournir un prétexte à Washington pour attaquer directement la Syrie.
D'après un rapport du ministre de l'intérieur Muammer Guler samedi, 939 personnes ont été arrêtées dans 90 manifestations distinctes dans tout le pays. Les médecins ont indiqué avoir traité plus de 1000 manifestants blessés à Istanbul, et plusieurs centaines dans la capitale Ankara. Amnesty International a indiqué que deux manifestants ont été tués.
Samedi, des dizaines de milliers de manifestants ont à nouveau affronté la police à Istanbul et Ankara, les manifestants chantant « Epaule contre épaule contre le fascisme » et « Démission du gouvernement. »
Dans un discours télévisé samedi, Erdogan a pris la responsabilité de la répression violente de la police. Il a dit, « La place Taksim ne peut pas être une place où les groupes extrémistes se promènent, » tout en admettant cyniquement « des erreurs dans les actions des forces de sécurité, en particulier en ce qui concerne l'usage des sprays au poivre. »
Il a juré que les projets de transformation du parc continueraient sans consulter les partis d'opposition, ajoutant : « Là où ils seront 100 000, j'en apporterais un million de mon parti. »
Mais la police s'est retirée de la place Taksim samedi en fin de journée, pendant que les responsables publics essayaient de calmer la colère populaire contre la répression violente des manifestations par Erdogan. Le ministre de l'Intérieur turc a annoncé des plans pour « enquêter » sur l'usage excessif des lacrymogènes, pendant que le président turc Abdullah Gül appelait au calme.
Hier, des dizaines de milliers de gens ont manifesté dans les quatre plus grandes villes de Turquie – Istanbul, Ankara, Izmir et Adana. Le ministre de l'Intérieur a annoncé que 1700 personnes ont été arrêtées, et que 235 manifestations ont eu lieu dans 77 villes Turques.
Le développement des manifestations de masse contre Erdogan et le Parti de la Justice et du développement (AKP) au pouvoir a rapidement révélé la faiblesse et l'impopularité de son gouvernement, ainsi que l'hypocrisie des prétextes avancés pour justifier la guerre actuelle pour le compte des États-Unis en Syrie.
Washington et ses alliés avaient saisi la répression des manifestations en Syrie à l'été 2011 pour lancer une guerre par procuration afin d'obtenir un changement de régime en Syrie, mais maintenant ils lancent des critiques mouchetées, pour la forme, contre la répression sanglante d'Erdogan à Istanbul. Le ministère américain des Affaires étrangères a exprimé des inquiétudes dans sa déclaration concernant le nombre de blessés, pendant que l'Union européenne a dit qu'elle « condamnerait tout usage excessif et disproportionné de la force. »
Derrière ce contraste flagrant entre les réactions des États-Unis et de l'UE aux deux répressions, il y a les intérêts impérialistes qui déterminent la politique des grandes puissances en Syrie et en Turquie. Si le régime syrien apparaît comme un obstacle à la volonté de l'impérialisme de restructurer le Moyen-Orient en se fondant sur un changement de régime à l'instigation des États-Unis dans l'Iran riche en pétrole, Erdogan au contraire fonctionne comme un allié essentiel des États-Unis.
Les responsables syriens ont fait remarquer cette contradiction, demandant la démission d'Erdogan après sa répression brutale des manifestations. Samedi, la télévision syrienne a cité le ministre syrien de l'Information Omran Zoabi : « Les demandes du peuple turc ne méritent aucune violence. Si Erdogan est incapable d'avoir recours à des moyens non-violents, il devrait démissionner. » Zoabi a dit que la répression brutale de la part d'Erdogan montre qu'il est « détaché de la réalité. »
Il y a tout juste deux semaines, le 16 mai, Erdogan avait rencontré le président américain Barack Obama à Washington et participé à une conférence de presse conjointe à la Maison Blanche. Les principaux sujets abordés lors de cette réunion auraient été la guerre en Syrie et les liens économiques entre les États-Unis et la Turquie.
Les responsables américains ont refusé de s'exprimer sur l'hypocrisie de leur alliance avec le régime sanglant d'Erdogan, tout en poursuivant une politique étrangère s'appuyant sur une guerre prétendument « humanitaire » en Syrie.
L'ambassadeur américain en Turquie Francis Ricciardone a déclaré sur CNN Türk, « Bien sûr, personne ne pourrait se réjouir de voir ces images attristantes. Je ne m'en réjouis pas non plus. Je souhaite une rapide guérison aux blessés. Mais si vous me parlez de la politique étrangère américaine, comme vous le savez, la liberté d'expression, la liberté d'assemblée, et le droit à des manifestations pacifiques sont fondamentaux dans une démocratie. Je n'en dirais pas plus. »
Erdogan a soutenu avec enthousiasme la guerre en Syrie, au mépris de l'opposition massive que cela suscite en Turquie. D'après des sondages récents, seul un quart de la population turque soutient la politique d'Erdogan consistant à armer l'opposition islamiste d'extrême-droite qui combat le régime Syrien.
Il y a un profond mécontentement en Turquie – en particulier parmi la minorité Alévis, dont de nombreux membres ont participé aux manifestations – au sujet des conséquences en Turquie de la collaboration d'Erdogan avec l'opposition islamiste sunnite d'extrême-droite en Syrie. Les responsables du CHP ont déjà accusé Al Nusra, le groupe de l'opposition syrienne affilié à Al-Qaïda, d'être à l'origine du récent attentat à la voiture piégée à Reyhanli en Turquie (lire en anglais : Reports suggest Syrian opposition involvement in Turkish bombings).
Le gouvernement Erdogan a mis ces attentats sur le compte du gouvernement Syrien, accentuant davantage encore le risque de guerre. Ces accusations ont depuis été démenties. En effet le groupe de Hackers turc RedHack a publié des documents des services de renseignement turcs montrant les voitures impliquées dans l'attentat de Reyhanli en train d'être préparées pour l'opération par Al Nusra.
Le régime d'Erdogan a répondu en réprimant ces révélations. Le ministre de l'Intérieur Erdogan a confirmé qu'un membre d'une unité de gendarmerie qui aurait fourni le document à RedHack a été mis en détention.
Les lois d'inspiration islamiste de plus en plus à droite prises par Erdogan en Turquie affectent également la vie quotidienne du pays et provoquent l'opposition. La semaine dernière, le parlement a approuvé la loi qui interdisait la vente et la consommation de boissons alcoolisées entre 10 heures du soir et 6 heures du matin.
(Article original paru le 3 juin 2013)