Lincoln, le film de Steven Spielberg et le drame historique de la guerre civile

Lincoln, sorti dans les salles de cinéma aux Etats-Unis le 16 novembre 2012 et en Europe en janvier 2013, est un film qui traite avec beaucoup de force la lutte de l’administration Lincoln pour faire passer un amendement constitutionnel abolissant l’esclavage en 1865, la dernière année de la Guerre de Sécession américaine.

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Le film se concentre sur la période du Congrès en fin de mandat du début de 1865, la quatrième année de la Guerre de Sécession, après que l’électorat ait gratifié Lincoln et les Républicains d’une victoire écrasante sur les Démocrates à l’élection de 1864, les Démocrates étant opposés à l’émancipation. Le film suit la lutte politique visant à faire passer le Treizième Amendement à la Chambre des Représentants – il était passé au Sénat l’année précédente – face à un Nord las de la guerre et sur la toile de fond d’un état d’esprit, au sein du parti républicain lui-même, favorisant de plus en plus une paix négociée avec le Sud.

L’écran est peuplé de personnages historiques réels, d’abord et surtout Lincoln, joué par Daniel Day-Lewis. Apparaissent également la première dame Mary Todd Lincoln (Sally Field), le Républicain radical membre du Congrès Thaddeus Stevens (Tommy Lee Jones), le Secrétaire d’Etat William Seward (David Strathairn), le républicain conservateur Francis Preston Blair (Hal Holbrook), le politicien démocrate “ Copperhead” (groupement violemment opposé à une guerre contre le Sud, n.d.t.) Fernando Wood, de New York City (Lee Pace), le général de l’Union Ulysses S. Grant (Jared Harris), le vice-président des Confédérés Alexander Stephens (Jackie Earle Haley), et bien d’autres encore.

La force considérable du film, réalisé par Steven Spielberg et écrit par Tony Kushner, réside dans sa présentation détaillée du contexte historique extraordinaire dans lequel se situe l’adoption du Treizième Amendement. Dans son travail, David Kushner est allé plus loin que l’œuvre de Doris Kearns Goodwin Team of Rivals, biographie de Lincoln sur laquelle le film s’appuie en partie.

Dans une interview avec le Wall Street Journal, Kushner a remercié plusieurs sources importantes dont le livre magistral de James McPherson, Battle Cry of Freedom, des écrits d’Alan Guelzo au sujet de Lincoln, ainsi que les lettres de ce dernier. Les réalisateurs ont porté une attention minutieuse à la fidélité historique, depuis l’illumination (le film essaie de recréer le genre d’illumination à l’huile utilisée à l’époque) jusqu’au langage (une grande partie des dialogues est tirée de documents historiques, y compris des discours prononcés à la Chambre des Représentants). 

Le film fait revivre Abraham Lincoln d’une manière qui s’approche de la description inégalée de l’homme par Karl Marx. Lincoln, écrivait Marx, était un personnage « que l'adversité ne pouvait abattre, que le succès ne pouvait griser, qui poursuivait inflexiblement son but élevé, sans jamais compromettre par une hâte aveugle sa progression lente et ininterrompue, sans jamais se laisser emporter par le flot de la faveur du public ni décourager par un ralentissement du pouls populaire, tempérant ses actes de rigueur par un cœur chaleureux, éclairant les noires scènes de la passion du sourire de son humour et accomplissant son œuvre de géant, avec autant de simplicité et de modestie que les souverains de droit divin aiment à faire les petites choses avec une pompe et un éclat grandiloquents ; en un mot, c’était l'un des rares humains qui ait réussi à devenir grands sans cesser d'être bon. De fait, ce grand et brave homme était si modeste que le monde ne découvrit son héroïsme qu'après qu'il fût tombé en martyr. » 

Une partie importante du mérite de la recréation de ce Lincoln revient au travail extraordinaire de Daniel Day-Lewis, acteur d’origine britannique. Dans son interprétation, Lincoln prête beaucoup d’attention à chaque parole, toujours en avance sur ses interlocuteurs et scrutant le sens politique caché derrière leurs positions. Lincoln apparaît à la fois comme un fin politicien et un dirigeant dont la politique était en fin de compte ancrée dans les principes – avant tout celui de l’égalité. 

« Nous avons commencé par l’égalité, c’est l’origine, n’est-ce pas ? C’est la justice, » dit Lincoln dans le film, se référant de toute évidence à la Déclaration d’indépendance. Day-Lewis réussit à amalgamer le politicien – l’approche plutôt restreinte de Kearns Goodwin – avec l’homme de principe qui agit « sans jamais compromettre par une hâte aveugle sa progression lente et ininterrompue ». 

Day-Lewis est aidé par Kushner dont un des mérites est d’avoir eu recours aux propres paroles de Lincoln pour former une grande partie du scénario. Le début du film montre Lincoln près d’un champ de bataille, rencontrant des soldats de l’Union, blancs et noirs, qui lui récitent ensemble son déjà célèbre discours de Gettysburg, contenant l’affirmation que la guerre se faisait pour « une nouvelle naissance de la liberté – et pour que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ne disparaisse pas de la terre. » 

Le film se termine, à la suite de l’assassinat de Lincoln, avec un retour sur son deuxième discours d’investiture, rendu de manière émouvante par Day-Lewis. « Nous espérons du fond du cœur, nous prions avec ferveur, que ce terrible fléau de la guerre s’achève rapidement », dit Lincoln. « Si, cependant, Dieu veut qu’il se poursuive jusqu’à ce que toutes les richesses accumulées par les hommes en chaînes pendant 250 ans d’un labeur sans salaire soient anéanties, et jusqu’à ce que chaque goutte de sang jaillie sous le fouet soit payée par une autre versée par l’épée, comme il a été dit il y a trois mille ans, il faut néanmoins dire que ‘les décisions du Seigneur sont en tout et pour tout justes et équitables’ ». 

Entre ces deux piliers, le dialogue est parsemé des récits, boutades et métaphores de Lincoln. Ceux-ci n’étaient pas seulement des illustrations de l’anglais américain confortable « bien de chez nous ». La rhétorique de Lincoln, imbibée non seulement du coloris et du bon sens du pionnier américain, mais aussi de métaphores bibliques et de tragédie shakespearienne (qu’il savait réciter par cœur), offrait un langage propice à la compréhension et à l’action politique dans la Guerre de Sécession. Selon l’expression de James McPherson, Lincoln « gagna la guerre par des métaphores ». 

A titre d’exemple, voici un passage du film : Lincoln, autodidacte en mathématiques, fait appel à Euclide pour l’aider à décider s’il faut ou non admettre une délégation de paix sudiste dans la Maison Blanche. « Le premier axiome d’Euclide est celui-ci » dit Lincoln à un jeune télégraphiste : « Des choses qui sont égales à une même chose sont égales entre elles. C’est une règle de raisonnement mathématique. Elle est juste parce qu’elle fonctionne, a fonctionné et fonctionnera toujours. Dans son livre, Euclide dit que cela est évident. Vous voyez, cela se trouve même dans ce livre de lois mécaniques écrit il y a 2000 ans. C’est une vérité évidente que des choses qui sont égales à une même chose sont égales entre elles. » Lincoln décide de ne pas inviter la délégation à Washington, renforçant ainsi ses chances dans son effort de faire passer le Treizième Amendement dans la Chambre des Représentants. 

Le niveau général du jeu des acteurs dans le film est extraordinaire. A part Day-Lewis, une mention spéciale est due à Jones comme leader radical républicain au Congrès, Thaddeus Stevens de Pennsylvanie, et au portrait compatissant présenté par Field de la sémillante Mary Todd Lincoln. Une intrigue secondaire suit le drame survenu au sein de la famille Lincoln – un fils, Willie, était mort de typhus dans la Maison Blanche et Mary craignait désespérément de perdre un deuxième fils, Robert (Joseph Gordon-Levitt), qui avait demandé à son père la permission de s’enrôler dans l’armée de l’Union. 

Le Stevens incarné par Jones ajoute une autre trame à l’histoire. Diffamé comme monstre, pendant un siècle, dans les livres d’histoire américains, Stevens ressort dans le film comme un des avocats les plus intransigeants de l’égalité – bien qu’il fasse lui-même des compromis pour faire passer le Treizième Amendement. 

Comme il a été dit, l’intrigue principale montre la détermination de Lincoln à faire passer l’amendement abolitionniste dans un Congrès en fin d’exercice – une tâche qui nécessitait de gagner les votes d’un certain nombre de membres démocrates du Congrès opposés à l’émancipation. Le film de Spielberg a le mérite de ne pas reculer devant la complexité de la situation.

Dans une scène du début du film, Lincoln explique à son cabinet sceptique la nécessité de l’amendement en dépit de la proclamation d’émancipation qui était entrée en vigueur le 1er janvier 1863. Cette mesure était fondée sur l’exercice de ses pleins pouvoirs de commandant en chef en temps de guerre. Lincoln craignait qu’elle puisse être annulée par les tribunaux en temps de paix, et il craignait aussi qu’à défaut de mettre en œuvre une nouvelle mesure, un accord de paix puisse être conclu avec le Sud, permettant la continuation de l’esclavage.

Lincoln est plus faible dans sa représentation du processus par lequel cet amendement fut adopté. Le film se concentre sur les activités de trois lobbyistes « arnaqueurs » joués par James Spader, John Hawkes et Tim Blake Nelson – un trio qui a clairement trouvé sa place dans le film pour apporter une note d’humour – lorsqu’ils essaient d’amadouer et de corrompre des Démocrates hésitants pour leur faire soutenir l’amendement. Ce processus s’est effectivement déroulé ainsi – Lincoln préférait considérer la démarche comme manœuvre politique plutôt que comme subornation – mais le film tend à minimiser les tendances politiques plus musclées en jeu. 

Les démocrates avaient été vaincus, lors des élections de 1864, par une vague de soutien populaire, au Nord, pour Lincoln, les Républicains et, en fait, pour l’émancipation. Le Parti démocrate avait fait de la proclamation d’émancipation de Lincoln le thème principal des élections de 1864, lançant des attaques incendiaires aux relents racistes contre le « parti républicain noir » au Nord. 

Sans le retournement de la situation à la fin de l’été 1864, sans notamment la prise d’Atlanta par le général William Tecumseh Sherman, Lincoln et les républicains auraient bien pu perdre l’élection de 1864 au profit des démocrates et de George McClellan, l’ancien commandant de l’armée unioniste du Potomac. Si les Démocrates avaient gagné, ils auraient été prêts à négocier, avec la Confédération, une paix qui aurait reconnu son indépendance et révoqué l’émancipation. 

En fin de compte, l’électorat asséna une claque retentissante aux Démocrates. L’opinion populaire se déplaçait vers la gauche, tendance corroborée par le vote de l’armée dont plus de 80 % des suffrages allaient à Lincoln, au détriment de McClellan. Tout cela ne trouve qu’un écho faible dans Lincoln – nous voyons des soldats attendant avec impatience les informations sur le vote au sujet du Treizième Amendement lorsqu’elles s’affichent au télégraphe, nous entendons plusieurs références aux Démocrates défaits, nous sentons la gravité et l’importance capitale du vote final sur l’amendement et, au début du film, nous voyons Lincoln affirmer sa conviction que sa proclamation d’émancipation et son emploi des pleins pouvoir de guerre étaient ancrés dans la volonté populaire, qu’il voyait revendiquée par l’élection de 1864. 

Pourtant, le rôle des masses dans l’histoire est minimisé ; la conception de la politique comme marchandage est privilégiée. Cela reflète probablement l’influence de l’écrivain Kearns Goodwin, représentante de l’establishment, qui met l’accent, dans son livre Team of Rivals, sur l’ingéniosité de Lincoln en tant que politicien. Quels que soient les mérites du livre, son approche reflète la complaisance et l’étroitesse de la politique dans l’Amérique contemporaine, caractéristiques qui obscurcissent une compréhension de ce qui fut une époque très différente. 

On ne diminue pas le moins du monde la valeur du film en signalant que Kushner et Spielberg auraient pu choisir de se concentrer sur plusieurs autres moments d’une guerre qui fut longue et sanglante. Il y eut plusieurs tournants très dramatiques, dont l’élection déjà mentionnée de 1864, la défaite des forces d’invasion sudistes dans la bataille de Gettysburg en Pennsylvanie en 1863, et peut-être le plus important de tous, l’été et l’automne 1862, après que Lincoln eût rédigé la proclamation d’émancipation et attendu, pour la publier, un quelconque succès militaire, succès qu’il obtint finalement avec la bataille d’Antietam, le 17 septembre de cette même année, jour de la Constitution. 

Il paraît probable que Lincoln soulèvera un intérêt considérable. Il est significatif que le film apparaisse précisément maintenant, dans une période de crise sociale et de bouleversement imminent, qu’il vienne d’un réalisateur hollywoodien de pointe, Steven Spielberg, et qu’il ne soit pas une attaque de Lincoln, les abolitionnistes ou de la Guerre de Sécession elle-même.

Lincoln a été cloué au pilori comme raciste et hypocrite par un bon nombre d’adeptes de « la politique identitaire ». Et c’est devenu presque un article de foi, au sein de certaines couches universitaires, du mouvement des droits civils de jadis et de l’ex-gauche, que la Guerre de Sécession n’a rien accompli et que ce qui a suivi dans l’expérience afro-américaine était simplement « l’esclavage sous un autre nom », pour emprunter le titre d’un documentaire récent. 

Comme le passage de Marx l’indique, les socialistes regardent la Guerre de Sécession et le rôle de Lincoln d’une manière bien différente, dans le cadre d’une évaluation historique objective, rendant hommage au caractère révolutionnaire de la lutte titanesque des années 1860, d’importance historique universelle.

Tout porte à croire que Lincoln rencontre un intérêt populaire considérable, une publication ayant décrit le week-end de la sortie limitée comme « triomphal ». Espérons que le film entraînera un intérêt plus poussé pour Lincoln en tant que personnalité historique, les abolitionnistes et la Guerre de Sécession, ainsi qu’une appréciation plus profonde de la force motrice de l’histoire américaine : la lutte pour l’égalité.

(Article original 12 novembre 2012)

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