Dans ce qui constitue une attaque frontale contre les droits démocratiques, le gouvernement du Sri Lanka a interdit le mois dernier la diffusion du film Igillena Maluwo (Flying Fish), du réalisateur Sanjeewa Pushpakumara, et mit fin au festival français du film à Colombo où il était présenté. Les autorités gouvernementales et les médias d'État ont également fait une série de dénonciations chauvines contre Pushpakumara et le producteur du film.
Igillena Maluwo est basé sur les expériences du réalisateur durant la guerre communale de 26 ans menée contre le mouvement séparatiste des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE). Il a gagné le prix du meilleur réalisateur asiatique au Festival du film asiatique de Hong Kong en 2011 ainsi que d'autres prix, incluant le prix Netpack pour le meilleur film asiatique au Festival international du film de Bangalore. Pushpakumara a aussi réalisé Burning Birds et Unforgiven, le dernier ayant été présenté au Festival de Cannes de cette année.
Le gouvernement Rajapakse a interdit Igillena Maluwo après sa présentation le 11 juillet à Colombo devant une audience limitée d'invités lors du festival organisé par l'ambassade de France. L'ambassade a émis une déclaration exprimant ses préoccupations concernant l'action du gouvernement, notant qu'il avait reçu l'autorisation écrite de l'organisme supervisant l'art, le Public Performance Board (PPB), pour visionner Igillena Maluwo ainsi que d'autres films du festival.
Le festival, qui comportait musique, danse, photographie et autres événements culturels, s’est ouvert le 18 juin et devait se poursuivre jusqu'au 14 juillet. C'est la première fois qu'on ordonne la fermeture d’un festival international de films au Sri Lanka. Un festival du film dans une mission diplomatique est l'une des rares opportunités de pouvoir voir des films internationaux de qualité au Sri Lanka.
Le directeur du Media Centre for National Security, le général Lakshman Hulugall a déclaré qu’Igillena Maluwo était un «film illégal». Il a été interdit, a-t-il dit parce qu'il a été «fait pour discréditer l’armée et le gouvernement du Sri Lanka » et que le réalisateur a utilisé l'uniforme militaire sri lankais «sans en avoir la permission».
Hulugall a dit que les autorités gouvernementales prendront des «mesures juridiques» contre ceux impliqués dans la production du film. Le frère du président Mahinda Rajapakse Gotabhaya, qui est le ministre de la Défense du Sri Lanka, a ordonné la tenue d'une enquête «exhaustive». Selon le Daily Mirror, le président du PPB, Gamini Sumanasekera, tente d’obtenir un «avis juridique» pour d'éventuelles actions contre la diffusion de tout film qui pourrait, selon lui, ne pas convenir à la population locale.
Les reportages télévisés sur l’Independent Television Network, qui appartient au gouvernement, ont qualifié Pushpakumara et l'écrivain Gamini Viyangoda, qui a appuyé le film, de «traîtres» et prétendu qu'ils faisaient partie d'un «complot international».
Incapable de s'en prendre immédiatement au réalisateur Sanjeewa Pushpakumara, qui étudie actuellement en Corée du Sud, le département des enquêtes criminelles s’est tourné vers les représentants d'Asia Digital Entertainment(ADE) qui ont produit le film.
Le conseiller d'ADE et réalisateur Kelum Palitha Maheeratne a dit aux médias qu'il avait été interrogé par le CID qui voulait connaître «les raisons qui l'ont amené à faire le film». La police lui a demandé de fournir une copie du film.
Dans une déclaration contre l'interdiction antidémocratique du film, Sanjeewa Pushpakumara a dit qu'il utilisait le cinéma pour exprimer ses expériences personnelles et ses influences. «Différentes personnes peuvent avoir différentes interprétations du film comme pour toutes autres créations artistiques. Ce film comprend plusieurs trames narratives et l'histoire d'un officier militaire n'est qu'une de ces trois trames. Sur cette base, je crois qu'on ne peut prétendre que le film ne fait que discréditer l’armée.»
L'opposition à l'interdiction du film croit parmi les artistes et les intellectuels. Une pétition contre le dénigrement et les provocations contre Viyangoda a déjà été signée par plusieurs douzaines d'artistes et d'activistes et une déclaration a été émise par le Free Media Movement qui s’oppose à l'interdiction du film.
Le réalisateur et metteur en scène sri lankais Dhamarmasiri Bandaranayake a dit au WSWS que l'interdiction du film et la censure du festival étaient des «développements dangereux».
«Cette action démontre que les artistes ne peuvent pas coexister avec ce gouvernement», a-t-il dit. «Les raisons invoquées pour interdire le film, soit qu'il insulte les militaires sri lankais et utilise illégalement leur uniforme, sont une insulte. Interdire le film pour de telles raisons est un crime.» Bandaranayake dit que le gouvernement a créé une situation dans laquelle le réalisateur, le producteur et le commentateur Viyangoda ne peut plus travailler».
Il est clair à la lecture des nombreuses critiques du film Igillena Maluwo que ce dernier tente de jeter un regard critique sur les actions prises dans les deux camps, soit les militaires et le LTTE durant la guerre civile qui se termina par la défaite du LTTE en 2009.
Au moins 100.000 personnes ont été tuées durant les 26 ans du conflit, qui a été repris en 2006 après la prise du pouvoir du président Rajapakse. Selon un bilan de l'ONU, 40.000 personnes ont perdu la vie dans les derniers mois de la guerre. Environ 300.000 civils tamouls ont été incarcérés dans des camps de prisonniers militaires et 11.000 jeunes ont été mis en détention préventive, soupçonnés d'être des «membres du LTTE» .
Le gouvernement est très nerveux à propos de tout ce qui pourrait révéler les violations des droits de la personne, incluant les crimes de guerre qu'il a commis durant la guerre.
Tandis que les États-Unis et les puissances occidentales appuyaient Colombo dans la guerre civile, ils se disent maintenant préoccupés de la question des droits de l'homme pour forcer Rajapakse à prendre ses distances de la Chine. Le gouvernement de Rajapakse a répondu à ces pressions en invoquant un «complot international» contre le Sri Lanka et qualifie tous ceux critiquant le moindrement la politique de Colombo de «traîtres».
Durant la guerre, Colombo tenta de supprimer l'industrie du film indépendant et les artistes critiques de la guerre civile. En 1997, le gouvernement de Chandrika Kumaratunga interdisait Purahanda Kaluwara (Death on Full Moon Day) de Prasanna Vithanage, qui dépeignait la situation des pauvres des zones rurales du sud du pays, sur la base qu'il «décourageait» l’armée.
L'amiral Sarath Weerasekera a publié un commentaire dans le Sunday Times dénonçant les films antiguerres de Vimukthi Jayasundara, Prasanna Vithanage, Ashoke Handagama et Sudath Mahadivulwewa, prétendant qu'ils appuyaient le «terrorisme du LTTE». Weerasekera somma plus tard Jayasundara et Handagama au National Film Corporation et déclara qu'il y aurait des «conséquences sévères» s'ils ne commençaient pas à produire des films «pro-guerre».
L'interdiction d’Igillena Maluwo est une autre indication que le gouvernement du Sri Lanka renforce l'appareil policier de l'État construit au cours de la guerre pour faire face à l'opposition croissante à ses politiques antiouvrières.
(Article original paru le 19 juillet 2013)