Des responsables des services secrets américains admettent que le gros des armes qui vont en Syrie dans le cadre de la guerre soutenue par les Etats Unis pour renverser le régime de Bashar al-Assad vont dans les mains d’Al Qaïda ou d’autres milices ayant le même programme.
Un article paru en première page dans le New York Times lundi 15 octobre confirme les informations de plus en plus nombreuses en provenance de la région et montrant que les éléments djihadistes jouent un rôle de plus en plus important dans ce qui est devenu en Syrie une guerre civile sectaire.
« La plupart des armes transportées à l’initiative de l’Arabie Saoudite et du Qatar pour approvisionner les groupes rebelles syriens luttant contre le gouvernement de Bashar al-Assad, aboutissent dans les mains de djihadistes islamistes durs et pas dans celles des groupes d’opposition plus laïcs que l’Occident veut promouvoir, selon des responsables américains et des diplomates en poste au Moyen Orient », écrit le New York Times.
L’article exprime l’inquiétude grandissante ressentie dans les milieux dirigeants américains vis-à-vis de la stratégie de l’administration Obama en Syrie et plus généralement au Moyen-Orient. Il renforce encore la crise de la politique extérieure de plus en plus sérieuse à laquelle est confronté le président démocrate à trois semaines de l’élection présidentielle.
Dans le débat déformé entre les Démocrates et les Républicains, cette crise s’est fixée sur l’attaque menée le 11 septembre dernier contre le consulat américain et une base secrète de la CIA dans la ville libyenne de Benghazi, et qui coûta la vie à l’ambassadeur J. Christopher Stevens et à trois autres américains.
Les Républicains ont mené une campagne publique de plus en plus agressive, accusant le gouvernement Obama de ne pas avoir su protéger le personnel américain. Ils ont aussi accusé la Maison-Blanche d’avoir voulu camoufler la nature de l’incident, que celle-ci a d’abord présenté comme une manifestation spontanée contre une vidéo anti-islamique, avant de la classer comme attaque terroriste.
C’est la ligne d’attaque adoptée par les Républicains dans les interviews télévisées dominicales, tandis que les Démocrates contraient en disant qu’il s’agissait d’une « chasse aux sorcières » et que la description initiale de l’attaque se fondait sur les informations disponibles à ce moment.
Le sénateur républicain Lindsey Graham qui parlait dans l’émission d’information de NBC « Face the Nation », avança qu’une description de l’attaque mortelle de Benghazi comme d’un événement spontané était motivée par des considérations politiques. La campagne de réélection d’Obama, accusa-t-il, était en train « de vendre un discours qui dit que… Al Qaïda a été démantelé – et le fait d’admettre que notre ambassade a été attaquée par Al Qaïda ne colle pas avec ce discours. »
Il ne s’agit cependant pas seulement du fait que le « discours » de la campagne électorale a été court-circuité. Les événements de Benghazi ont fait éclater toute la politique américaine tant en Libye qu’en Syrie, ouvrant une énorme crise pour la politique extérieure américaine dans toute cette région.
Les forces qui ont attaqué le consulat américain et le poste de la CIA à Benghazi n’étaient pas seulement affiliées à Al Qaida. Il s’agissait des mêmes forces que Washington et ses alliés avait armées, entraînées et soutenues à l’aide d’une guerre aérienne intense dans la campagne de changement de régime qui aboutit au meurtre brutal du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi l’année dernière.
L’ambassadeur Stevens qui fut envoyé à Benghazi à la fin de cette guerre de sept mois était le principal artisan de la mise en place de cette alliance cynique entre l’impérialisme américain et les forces et individus que Washington avait précédemment vilipendés comme « terroristes », soumis à la torture et emprisonnés à Guantanamo.
La relation entre Washington et ces forces rappelle une alliance similaire forgée dans les années 1980 avec les Moudjahiddins et précisément Al Qaïda dans la guerre favorisée par la CIA en Afghanistan dans le but de renverser un gouvernement aligné sur Moscou et d’infliger une défaite à l’armée soviétique.
Comme en Afghanistan, l’arrangement libyen a conduit à un retour de bâton pour l’impérialisme américain. Ayant utilisé les milices islamistes pour finir le travail commencé par les frappes aériennes de l’OTAN et, une fois ce but atteint, pour traquer Kadhafi, Washington a cherché à les évincer et à installer les hommes de confiance de la CIA et des grands monopoles pétroliers à la direction du pays. Se vengeant du fait qu’ils ont été écartés du butin de la guerre, et toujours fortement armés, les forces islamistes ont contre-attaqué, organisant l’assassinat de Stevens.
L’administration Obama ne peut pas expliquer cette évolution en public sans montrer aux yeux de tous la fraude que constitue la soi-disant « guerre contre la terreur », la pierre d’angle de la politique extérieure américaine pour plus d’une décennie, et avec elle, les prétendues motivations « humanitaires » et « démocratiques » de l’intervention américaine en Libye.
De plus, elle utilise les mêmes forces dans la poursuite de son objectif de changement de régime en Syrie, destiné à son tour à affaiblir l’Iran et à préparer, avec Israël, une guerre contre ce pays. Et, comme l’indique l’article du New York Times, on prépare un « retour de flamme » plus spectaculaire encore.
Le Times cite anonymement un responsable américain familier avec les informations obtenues par les renseignements américains ainsi : « Les groupes d’opposition qui reçoivent le gros de l’aide armée sont précisément ceux dont nous ne voulons pas qu’ils l’obtiennent ».
L’article attire l’attention sur le rôle joué par les monarchies sunnites du Qatar et de l’Arabie saoudite dans l’acheminement d’armes vers les groupes islamistes durs. Celles-ci s’appuient sur leur propre ordre du jour religieux et sectaire dans la région, destiné à contrer l’influence de l’Iran dominé par les chiites.
Il attribue l’échec du personnel de la CIA déployé sur la frontière turco syrienne à contrôler les groupes recevant des armes à un « manque d’informations fiables sur de nombreuses figures et factions rebelles. »
Ce que l’article manque à dire clairement cependant, c’est précisément quels « groupes d’opposition laïcs » existent en Syrie et que les Etats-Unis veulent armer. Les directions, basées en Turquie, du Conseil national syrien et de l’Armée syrienne libre ont peu d’influence et sont largement discréditées en Syrie même.
Un rapport publié par l’ICG (International crisis group) le 12 octobre et intitulé « La tentative de Djihad, l’opposition intégriste en Syrie » suggère que la soi-disant opposition « laïque » n’existe pas. Il fait remarquer que « la présence d’une puissante tendance salafiste parmi les rebelles syriens est devenue irréfutable. » Cela s’accompagne d‘un « glissement vers un discours religieux de plus en plus radical et… des tactiques de plus en plus brutales. »
Il cite le rôle de plus en plus important joué par les groupes comme Jabhat al-Nusra [Front de soutien] et Kata’ib Ahrar al-Sham [Hommes libres des bataillons syriens] qui ont tous deux adopté sans aucune ambiguïté le langage du djihad et ont appelé à remplacer le régime par un Etat islamique basé sur les principes du salafisme »
Finalement il attribue l’influence grandissante de ces éléments à « l’absence d’une direction cléricale et politique effective » dans des conditions où les éléments sunnites plus modérés sont opposés aux soi-disant « rebelles ».
Dans l’ensemble, l’absence d’une direction déterminée et pragmatique s’accompagnant d’une spirale de violence, profondément sectaire parfois, a inévitablement favorisé les factions les plus dures », dit en conclusion le rapport de l’ICG.
Certains éléments dans l’establishment dirigeant américain citent de plus en plus l’influence grandissante des milices islamistes en Syrie pour justifier une intervention directe des Etats-Unis. Un des représentant de ce point de vue est Jackson Diehl, le rédacteur en chef de la rubrique Affaires étrangère du Washington Post et un défenseur en vue de l’invasion de l’Irak en 2003. Dans un commentaire paru le 14 octobre, Diehl décrit la situation en Syrie comme représentant « l’apparition d’un désastre stratégique » attribuable à « la trop grande et nuisible prudence d’Obama dans l’affirmation de la puissance américaine. »
Diehl écrit : « Les yeux rivés sur son mot d’ordre de ‘recul de la guerre’ au Moyen Orient, Obama affirme que l’intervention ne pourrait que faire empirer le conflit – puis il regarde comment elle s’élargit à la Turquie, cet allié de l’OTAN, et comment elle attire des centaines de combattant d’Al Qaïda. »
Chapitrant Romney et les Républicains parce qu’ils sont fixés sur l’attaque terroriste de Benghazi, Diehl fait remarquer que cela est plus facile que de demander à des « Américains fatigués de la guerre » d’envisager une guerre d’agression de plus. Néanmoins, suggère-t-il, une fois que l’élection sera passée, une telle guerre sera à l’ordre du jour, peu importe qui occupera la Maison-Blanche.
(Article original publié le 16 octobre 2012)