Le 1er juin, le journal Süddeutsche Zeitung publiait un article d’opinion intitulé « Vers une politique de sécurité réaliste allemande », appelant à la participation de la marine allemande à une intervention militaire en Syrie.
L’auteur, Thomas Speckmann, maître de conférence en sciences politiques et en sociologie à l’université de Bonn et écrivant régulièrement pour les journaux Die Zeit et Tagesspiegel, réclame depuis longtemps que la marine allemande joue un rôle central dans les interventions militaires.
Il n’y a pas si longtemps, il avait publié dans le magazine Internationale Politik (IO) un article intitulé « Tous le monde à bord : pourquoi l’avenir de la Bundeswehr est sur l’eau ». Il demande à ce que l’Allemagne, « en tant que nation exportatrice disposant de la plus grande flotte de conteneurs du monde et troisième plus grande flotte marchande », commence enfin à penser en termes « maritimes. »
Dans son article dans le Süddeutsche Zeitung, Speckmann déclare que la situation en Syrie ne cesse de se détériorer et qu’en cas d’une nouvelle aggravation de la crise, une intervention militaire deviendrait une « nécessité humanitaire. » Il a exigé que le gouvernement fédéral révise « sa position en faveur d’une intervention militaire » et se demande comment les forces armées allemandes pourraient participer le plus efficacement possible à une intervention militaire en Syrie.
Speckmann prévient « que les forces aériennes et terrestres pourraient être insuffisamment équipées en raison de reports incessants de projets de modernisation » et en appelle donc à une « implication des forces navales modernes dont l’Allemagne dispose déjà. »
De plus, il soutient que « l’envoi de navires de guerre » serait politiquement plus facile à faire passer en Allemagne même que « des missions de combat de forces terrestres et aériennes. » Il affirme que l’attribution d’un « rôle exceptionnel » à la marine devrait « en fait être tout à fait naturel pour l’Allemagne dont l’économie est orientée vers l’exportation à l’époque de la mondialisation alors que plus de quatre-vingt pour cent du commerce mondial se fait par bateau. »
Les commentaires de Speckmann non seulement montrent à quel point les discussions concernant une éventuelle attaque de la Syrie ont évolué au sein des élites dirigeantes allemandes, ils reflètent aussi l’agressivité grandissante avec laquelle la classe dirigeante ravive le militarisme allemand après avoir été obligée de se retenir en raison de deux guerres mondiales. Deux décennies après la réunification allemande, le déploiement de la marine allemande dans le but de garantir les intérêts économiques allemands est à présent qualifié de « tout à fait naturel. »
Sur le site Internet officiel de la marine allemande, la mer est décrite comme « un fondement économique important » sur lequel « près de soixante-sept pour cent des importations et des exportations sont assurées. » En tant que nation hautement industrialisée à l’économie orientée vers l’exportation mais manquant de matières premières « la république fédérale [d’Allemagne] est particulièrement tributaire d’un flux constant d’importations qui sont indispensables pour qu’elle puisse fonctionner tant économiquement que politiquement. » D’ores et déjà, la marine allemande est impliquée dans des opérations miliaires à la corne de l’Afrique, au large de la côte libanaise et en Mer Méditerranée.
Le débat actuel sur un renforcement militaire doit être considéré en liaison avec la réforme de l’armée allemande promue intensivement par le ministre allemand de la Défense, Lothar de Maizière. Ici aussi, la marine joue un rôle important. Le commandant de la marine allemande, le vice-amiral Axel Schimpf, a déclaré que la réforme de la marine signifiait la création d’une « flotte moderne hautement flexible et pouvant être déployée tous azimuts. » Cette flotte comptera un total de 55 navires et 40 avions.
Alors qu’une escadrille de dragueurs de mines est dissoute et plusieurs vedettes vendues, la flotte sera renforcée par des corvettes et des frégates. Selon Schimpf, six navires de guerre polyvalents doivent être achetés. D’ici 2013, trois navires ravitailleurs de groupes d’intervention et six sous-marins type 212 A doivent être opérationnels.
La base navale de Wilhelmshaven, la plus grande de la marine allemande, sera complétée par un nouveau commandement de soutien chargé d’assurer des opérations de fonctionnement et le réapprovisionnement des unités.
Le 1er octobre 2012, le commandement naval sera établi à Rostock en tant qu’autorité suprême de la marine. Il sera composé du personnel existant, la direction de la marine, le commandement de la flotte et de l’autorité navale. Le commandement sera dirigé par un chef d’état-major de la marine.
L’un des principaux axes du programme de réforme de de Maizière est la nouvelle « organisation de la direction » mise en oeuvre le 1er avril 2012 par le « décret de Dresde ». Il renforce considérablement la position du chef d’état-major des armées. Le décret stipule qu’« en tant que plus haut gradé de la Bundeswehr, » il aura à superviser directement tous les soldats et sera en charge de toutes les opérations. Trois nouveaux départements lui seront confiés : la planification, le commandement des forces et celui de la stratégie et des opérations.
De plus, le décret stipule que la « direction opérationnelle et tactique sera dorénavant… transférée en premier lieu au quartier général de commandement et dissociée du ministère. » Un conseil militaire sera mis en place, dirigé par le chef d’état-major des armées. Les autres chefs d’état-major seront également « dissociés du ministère en sorte que le commandement militaire obtienne une plus grande autonomie. »
Le « décret de Dresde » non seulement invalide effectivement le principe de la constitution allemande de la « primauté du politique sur le militaire », il le transforme en son contraire. Avant le décret, les différents chefs d’état-major étaient subordonnés à la direction civile du ministère de la Défense. Maintenant, ils ont été totalement coupés du contrôle politique et ne sont responsables que devant le chef d’état-major général.
Le « décret de Dresde » abolit presque toutes les restrictions introduites en Allemagne après les expériences faites avec la monarchie, la République de Weimar et le Troisième Reich. Les accords de Postdam de l’été 1945 avaient explicitement interdit à l’Allemagne d’avoir une armée et son propre état-major. Dix ans plus tard, et en dépit d’une forte opposition, l’Allemagne s’armait de nouveau, mais l’interdiction d’un état-major général demeurait. Sa place avait été prise par un chef d’état-major des armées dont les pouvoirs étaient extrêmement limités.
Ces restrictions sont à présent systématiquement abolies. La Bundeswehr est une fois de plus en train de raviver la tradition désastreuse du militarisme allemand. Il faut remarquer qu’au cours des réformes, l’infanterie navale a de nouveau été nommée « Seebaillon », sa dénomination dans la marine de l’empereur.
Il n’est pas encore tout à fait clair si Berlin suivra le conseil de Speckmann et permettra à la marine allemande de participer à une opération militaire contre la Syrie. Alors que le ministre allemand des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, continue de réclamer une « solution politique », les indications se multiplient selon lesquelles le gouvernement fédéral ne veut pas rester sur la touche en cas de guerre.
Le renoncement de l’Allemagne à participer à l’intervention en Libye est désormais considéré de façon générale comme une grave erreur de politique étrangère et le gouvernement allemand signale en ce moment sa volonté de participer à une opération syrienne afin de s’assurer sa part de butin.
Lundi, le Financial Times Germany (FTG) a rapporté que Berlin devait devenir le « centre de planification pour la reconstruction de la Syrie après un éventuel renversement du président Assad. » Le « groupe des amis du peuple syrien » – une alliance d’Etats qui aspirent à un changement de régime en Syrie – a installé un bureau dans la capitale allemande avec le soutien du gouvernement.
Selon une porte-parole du ministère des Affaires étrangères, l’objectif est non seulement de contribuer politiquement mais aussi économiquement à prendre « un nouveau départ » après le conflit. Pour le FTD, ceci est une tentative, côté allemand, de « se positionner à temps pour la période après la fin du régime syrien. » L’objectif final est de « transformer le système syrien d’entreprise publique en une économie de libre marché. »
(Article original paru le 9 juin 2012)