Le massacre abominable à l’école de la petite ville de Newtown, Connecticut, a écoeuré tout le pays. Vingt-huit personnes sont mortes, dont vingt-deux enfants entre six et sept ans, après avoir été criblées de balles. Six adultes ont également été tués lors de la fusillade de masse de vendredi avant que le tireur, Adam Lanza, ne se suicide. Tôt le matin même, il avait tué par balles sa mère.
La barbarie de ce crime est profondément troublante. Au-delà des motivations individuelles du tueur, la fusillade à Newtown met à nu la brutalité qui imprègne la société américaine.
La tuerie de masse de vendredi est la dernière d’une longue série d’incidents identiques. Les Etats-Unis ont historiquement connu des accès de brutalité répétés. Pourtant, ces deux dernières décennies ont été inhabituelles, même pour les Etats-Unis. La fréquence et l’échelle des tueries de masse signalent une cause sous-jacente.
Figurent parmi les événements les plus significatifs, l’attentat d’Oklahoma City en 1995 (168 morts dont 19 enfants) ; le massacre à Columbine, au Colorado en 1999 (14 mort) ; et le massacre de Virginia Tech en 2007 (34 morts). Rien que cette année, il y a eu le massacre dans un cinéma d’Aurora au Colorado, (12 morts et 58 blessés) ; dans un temple sikh à Oak Creek au Wisconsin (6 morts) ; dans une société de signalétique de Minneapolis au Minnesota (6 morts); dans un salon de beauté de Brookfield dans le Wisconsin (3 morts) ; et dans une galerie marchande il y a six jours à Portland dans l’Oregon (3 morts).
La réaction des médias et de l’establishment américains à cette dernière tuerie suit un sentier bien tracé. Il y a les déclarations banales sur l’incompréhension et l’absurdité du « mal ». Quand une réponse plus générale est donnée, elle se concentre sur la nécessité d’un « débat national » sur le contrôle des armes à feu et des promesses creuses de faire davantage pour s’attaquer aux problèmes de santé mentale (émanant de politiciens qui font tout leur possible pour réduire jusqu’à la moelle les programmes de santé).
La classe dirigeante américaine a perdu toute capacité à l’auto-examen. Elle sait que toute analyse sérieuse des racines de cette tragédie et de toutes les autres, renvoie à elle-même et à la société qu’elle domine.
L’allocution prononcée par le président Obama lors de la cérémonie à la mémoire des victimes, dimanche soir, était typique – une association d’expressions toute faites, de mise en scène bien rodée et des invocations religieuses. Il aurait été préférable qu’il ne dise rien, puisqu'il n’avait rien d’intelligent à dire.
La cérémonie a été un exercice d’obscurantisme religieux lors duquel on a dit aux parents des enfants tués de ne pas s’affliger ou de ne pas perdre courage car leurs fils et leurs filles sont au ciel.
« Dieu les a tous rappelés à lui, » a déclaré Obama en concluant son discours. De telles déclarations ne sont pas seulement insensibles à l’égard des familles des personnes tuées, elles sont une insulte à l’intelligence du peuple américain. L’on peut comprendre un retour à la religion comme source de réconfort pour ceux qui ont vécu une tragédie indescriptible. Mais de la part de l’Etat, c'est un moyen de semer la confusion pour dissimuler les racines sociales et politiques de tels événements.
Si les politiciens insistent pour recourir à la religion, ils feraient mieux de se demander comment Lincoln aurait réagi. En décrivant le carnage de la guerre révolutionnaire qu’il avait menée, le seizième président avait dit que si dieu voulait que « chaque goutte de sang arraché par le fouet ait été payée par une goutte de sang tirée par l’épée, » alors « les jugements du seigneur sont justes et bons. »
Les tragédies de ce monde (la guerre civile), avait souligné Lincoln, sont la conséquence de crimes de ce monde (l’esclavage).
Les tragédies comme celle de Newtown sont le règlement de compte de quels actes? Loin d’être incompréhensible, le crime est par trop compréhensible. Les racines ne sont pas difficiles à trouver : une société où règne une inégalité sans précédent, une idéologie politique officielle foncièrement arriérée et n’affichant rien de progressiste et, par-dessus tout, un niveau incroyable de violence perpétrée par l’Etat, et s’accompagnant d’une brutalisation de la société en général.
Le caractère des tueries de masse témoigne de ce lien avec l'état de la société. Certaines caractéristiques apparaissent avec régularité : l'utilisation d’armes de type militaire, des agresseurs (comme Lanza) portant le treillis, l'implication fréquente d’anciens soldats.
Ces deux dernières décennies ont été des années de guerre sans fin. Né en 1992, Lanza, âgé de 20 ans, a passé la plus grande partie de sa vie durant la « guerre contre le terrorisme » – une occupation néocoloniale succédant à une autre, des attaques de drones, la pratique de la torture, de la « rendition » (restitution), un assaut incessant contre les droits démocratiques. Il ne pouvait pas ne pas être touché par les efforts constants entrepris pour promouvoir la peur et la paranoïa – le sentiment que l’« ennemi » se trouve à deux pas.
Obama même est le premier président américain à revendiquer publiquement le droit d’assassiner n’importe qui, n’importe où, y compris des citoyens américains. Il consacre une grande partie de son temps à sélectionner les cibles des assassinats par drones, en sachant parfaitement que des civils – dont des femmes et des enfants – seront tués dans ce processus. Selon des estimations prudentes, 3.365 personnes ont été tuées par des frappes de drones rien qu’au Pakistan, dont 176 enfants.
Le gouvernement et les médias font l’éloge des meurtres perpétrés par l’armée américaine et les soldats envoyés pour envahir et occuper des pays sont vénérés comme des « héros. » Les forces d’opérations spéciales (Navy Seals and Special Ops forces) qui font le sale boulot criminel pour l’armée américaine sont glorifiés.
Peut-on croire sérieusement que ce pays peut se permettre de commettre des violences dans le monde entier sans en subir les conséquences mortelles chez lui ?
Dans les prochains jours, davantage de renseignements seront connus et qui feront la lumière sur les motivations particulières se cachant derrière cette récente tuerie de masse. De toute évidence, Lanza était un jeune homme profondément perturbé. Il serait impossible de commettre un tel crime autrement. Et pourtant, la psychose individuelle et son expression particulière sont, en dernière analyse, le résultat d’une profonde maladie sociale.
(Article original paru le 17 décembre 2012)