Le conflit monétaire qui fait déjà rage entre les grandes puissances économiques du monde va commencer à s’intensifier considérablement lors de la prochaine année, suite à la décision de la Réserve fédérale américaine d’hausse d’un cran son fameux programme d’« assouplissement quantitatif ».
La Fed va ainsi augmenter ses avoirs financiers, qui vont passer de leur présent niveau de 2,9 billions $ à quelque 4 billions $ à la fin de 2014 par l’achat continuel de titres adossés à des hypothèques et d’obligations du Trésor.
Ces mesures entraîneront une pression encore plus à la baisse sur le dollar américain. Cela amènera inévitablement d’autres pays à dévaluer leur propre monnaie afin de demeurer compétitifs sur les marchés internationaux, menaçant ainsi le déclenchement d’une guerre monétaire ouverte.
Les signes d’un tel conflit sont déjà apparents. Le nouveau premier ministre japonais, Shinzo Abe, a demandé que la Banque du Japon poursuive un assouplissement « illimité » de sa politique monétaire dans le but de créer de l’inflation et de sortir l’économie d’une récession semi-permanente qui l’a hanté pendant la majeure partie des vingt dernières années.
Derrière les espoirs que cela stimule l’économie du pays, la demande d’Abe est motivée en grande partie par son désir de pousser à la baisse la valeur du yen japonais. La valeur relativement haute du yen, une conséquence de la baisse de la valeur du dollar américain, a amené les plus grandes entreprises japonaises, particulièrement dans les industries de l’électronique, à encaisser des déficits commerciaux importants dans la dernière période.
En plus du Japon et des États-Unis, les Banques centrales de la Grande-Bretagne et de l’Europe poursuivent également leur propre modèle d’« assouplissement quantitatif » devant une stagnation économique qui perdure.
La justification officielle offerte par la Fed pour l’intensification de son programme est la faiblesse persistante de l’économie américaine et un taux de chômage élevé. Mais c’est essentiellement un prétexte pour son véritable programme, qui est de fournir une source constante de liquidité bon marché aux banques et aux maisons de finance afin de soutenir leurs opérations dans les marchés financiers. Cela leur permet de maintenir leurs profits devant la stagnation continuelle de l’économie réelle.
Cependant, les effets de débordement de ces mesures menacent de déstabiliser l’économie mondiale en entier tandis que d’autres puissances importantes tentent de contrer ces effets.
Lors d’une allocution devant l’Economic Club de New York quelques jours avant l’annonce des dernières mesures de la Fed, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn King, qui annonçait son départ à la retraite, a fait référence à la croissance des tensions économiques mondiales. Depuis le sommet du G20 de Londres en avril 2009 et la décision de poursuivre les mesures de stimulation, des « reculs » se sont produits et il n’y a pas eu d’accord sur la façon de rééquilibrer l’économie mondiale.
Et la situation pourrait empirer l’année prochaine. « Je pense que 2013 pourrait être une année de défi dans laquelle nous verrons, en fait, une série de pays qui tenteront d’abaisser la valeur de leur monnaie », a dit King. « Cela est inquiétant. Est-ce que d’autres pays réagiront de la même façon? Qu’arrivera-t-il? Les politiques menées sur une base nationale entraînent des tensions d’un point de vue collectif. »
Lorsque les grandes puissances se sont rencontrées après l’éclatement de la crise financière en septembre 2008, tous juraient qu’on n’allait pas répéter les erreurs des années 1930. À cette époque, des barrières tarifaires avaient été érigées et chacun des principaux pays avait adopté une politique du « chacun-pour-soi », exacerbant ainsi les contractions des marchés mondiaux. Les leçons de cette période avaient été assimilées, a-t-on soutenu. Mais les politiques monétaires des grandes banques centrales du monde menacent maintenant de reproduire, sous une autre forme, les conflits de la Grande Dépression.
Les économies plus petites, surtout celles basées sur l’exportation, sont déjà durement touchées par la hausse continue de la valeur de leur monnaie. Les données provenant des banques centrales révèlent qu’au cours des deux dernières années, le Brésil, le Chili, la Colombie et le Pérou ont dépensé 135 milliards de dollars dans les marchés financiers internationaux pour tenter de faire dévaluer leur monnaie.
Les conséquences des politiques menées par la Fed et d’autres grandes banques centrales sur ces pays ont été relevées, de manière polie mais acerbe, dans un discours prononcé par le gouverneur de la Reserve Bank of Australia, Glenn Stevens, plus tôt ce mois-ci en Thaïlande. Il a mis en garde que le « niveau d’inquiétude » s’accroissait.
Même si « les décideurs ont le droit d’affirmer que leurs politiques non conventionnelles » font croître l’économie, a-t-il dit, « je crois que la lenteur de la reprise économique aux États-Unis, en Europe et au Japon amène certains à penser que les principaux pays tentent d’exporter leurs faiblesses davantage qu’ils ne l’ont fait lors de la plupart des reprises précédentes ». Dans le langage diplomatique de ces banquiers, cela équivaut essentiellement à une contestation ouverte de la version officielle qui est offerte comme prétexte.
En octobre 1971, tout juste après que le président Nixon ait décidé de mettre fin à la convertibilité du dollar américain en or et fasse éclater les accords de Bretton Woods qui constituaient les fondations clés du développement capitaliste d’après-guerre, le secrétaire du Trésor américain, John Connally aurait apparemment dit à ses homologues européens : « Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème. »
Plus de 40 ans plus tard, la politique de la Fed qui consiste à dévaluer le dollar, qui est toujours la monnaie de l’économie mondiale, pourrait avoir d’aussi graves conséquences que la mise à mort du système de Bretton Woods.
L’économie mondiale est aujourd’hui considérablement plus intégrée qu’elle ne l’était à l’époque. Les dérivés financiers et les autres instruments financiers complexes, qui n’existaient même pas ou en étaient à leurs balbutiements, sont maintenant des composantes clés du système financier mondial.
Les politiques de la Fed et des autres grandes banques centrales sont justifiées officiellement comme des mesures nécessaires pour contrer les effets de la crise financière de 2008. En fait, ces politiques intensifient plutôt les conflits entre les grandes puissances et préparent le terrain à des catastrophes financières encore plus importantes.
(Article original paru le 28 décembre 2012)