La guerre en Libye marque un tournant dans la politique mondiale.
La décision de bombarder le pays a quasiment été prise du jour au lendemain – à peine quelques semaines après le déclenchement de la révolution en Tunisie et en Egypte et à peine quelques jours après le début de la soi-disant rébellion contre Mouammar Kadhafi. Contrairement aux guerres en Afghanistan et en Irak, l’initiative de l’attaque a été prise non pas par les Etats-Unis mais par les anciennes puissances coloniales européennes que sont la France et de la Grande-Bretagne (et maintenant aussi l’Italie) et qui ont été rejointes par les Etats-Unis. La France et la Grande-Bretagne ont une fois de plus déclenché une guerre dans une région arabe pour la première fois depuis qu’elles furent contraintes d’interrompre la guerre de Suez en 1956.
Officiellement, la guerre est caractérisée comme une intervention « humanitaire » – décision soutenues par la pseudo-gauche, allant des pablistes aux sociaux-démocrates en passant par les Verts. Mais, il est absolument évident qu'il s’agit d’une entreprise impérialiste. L’enjeu sont les vastes réserves de pétrole et de gaz de ce pays désertique : l’accès aux matières premières et aux marchés, au sujet desquels une bataille fait rage entre les vielles puissances impérialistes et la puissance montante, la Chine ; et la répression de la révolution en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, qui menace les intérêts impérialistes dans la région.
La véhémence avec laquelle la guerre s’est développée est à la fois le résultat d’un conflit amer entre les principales puissances impérialistes et les intenses antagonismes de classes existant au sein des pays mêmes. Comme pour la plupart des guerres, la guerre en Libye est en partie déterminée par des motivations de politique intérieure. Elle sert à détourner l’attention de conflits sociaux en créant les conditions nécessaires à leur brutale répression. Sarkozy, tout comme Berlusconi, est en train d’imposer des mesures d’austérité très impopulaires à l’encontre de la classe ouvrière. Les sondages d’opinion révèlent qu'ils sont tous deux extrêmement impopulaires depuis des mois.
La perspective du WSWS affichée le 19 avril « La guerre en Libye et l'approfondissement du conflit entre les impérialistes » a attiré l’attention sur un « conflit qui s’envenime de plus en plus entre la France, les Etats-Unis et l’Angleterre d’une part et l’Allemagne de l’autre, » et qui est devenu clair avec le déclenchement de la guerre en Libye. Pour la première fois, l’Allemagne a formé un front commun au sein du Conseil de sécurité des Nations unies avec la Russie, la Chine, l’Inde et le Brésil contre ses alliés traditionnels, la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Elle s’est abstenue lors du vote de la résolution concernant la Libye et n’a pas participé à la guerre tandis que la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont voté la résolution sur la Libye en jouant un rôle prédominant dans le conflit.
Ce conflit n’est pas un hasard mais le résultat de profondes différences économiques et politiques qui opposent l’Allemagne et la France et du stade avancé de la crise dans l’Union européenne. Depuis le Traité de Rome de 1957, l’axe franco-allemand a été l’épine dorsale de la Communauté européenne et de l’Union européenne. Ces deux pays ont joué le rôle principal dans le façonnement de la situation politique de l’Europe d’après-guerre et représentent les plus importantes économies à avoir adopté l’euro comme monnaie européenne unique. Cet axe présente maintenant des lignes de faille manifestes.
Après avoir poursuivi une politique de maintien de l’unité politique et militaire de l’Europe, les Etats-Unis ont quasiment abandonné ce cap en participant à une guerre à laquelle officiellement Berlin s'opposait.
De vifs débats au sujet du vote sur la Libye au Conseil de sécurité des Nations unies (ONU) ont éclaté en Allemagne même. Des politiciens influents de tous les partis ainsi que de nombreux commentaires dans les médias pensent que le ministre allemand des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, a commis une « faute grave» en s’abstenant lors du vote. Ils insistent pour dire que l’Allemagne n’aurait jamais dû faire cause commune avec les pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) contre ses alliés traditionnels, même si elle était décidée à ne pas participer à la guerre.
Un commentaire paru dans Spiegel Online a ainsi résumé cette critique : « Jusque-là, il était la règle que l’Allemagne s’aligne sur les Etats-Unis et la France. Cela n’a pas toujours été facile. Parfois, comme avant la guerre en Irak, c’était impossible. Alors, la République fédérale d’Allemagne devait faire un choix entre l’un des deux principaux partenaires. Toutefois, la ferme conviction était qu’en aucun cas elle ne s’opposerait aux deux simultanément. Le gouvernement s’est à présent écarté de ce principe de base de la politique allemande. »
Un retour en arrière dans l’histoire
Pour comprendre l’inquiétude soulevée par le vote allemand au Conseil de sécurité, il faut faire petit retour en arrière dans l’histoire. La crainte d’être politiquement isolé dominait déjà la politique étrangère du chancelier de l’Allemagne au dix-neuvième siècle, Otto von Bismarck, qui parlait du « cauchemar des alliances. »
La création de l’empire allemand en 1871 avait fondamentalement changé l’équilibre des pouvoirs sur le continent européen. « L’équilibre des pouvoirs a été totalement détruit, » avait commenté le dirigeant du parti Tory, Benjamin Disraeli, à la Chambre des communes du parlement britannique au moment de l’inauguration de l’empire allemand. Jusque-là, la Grande-Bretagne avait été la première puissance mondiale incontestée. Elle dominait les mers, tandis que les principales puissances, la France, la Russie et l’Autriche maintenaient le rapport de force sur le continent européen. Avec l’unification de l’Allemagne sous l’hégémonie prussienne, une nouvelle grande puissance était née au centre du continent, menaçant la position des vieilles grandes puissances.
La politique étrangère de Bismarck visait à empêcher un alignement de ces grandes puissances contre l’Allemagne. A cette fin, il développa un système compliqué d'alliances, exploitant sans scrupules le conflit concernant l’héritage de l’empire ottoman dans les Balkans pour monter les autres puissances les unes contre les autres afin de sauvegarder le rapport des forces.
Toutefois, le système de Bismarck ne pouvait fonctionner que tant que l’Allemagne était principalement préoccupée par une consolidation économique intérieure sans poursuivre ses objectifs impérialistes. Ce qui ne fut plus le cas à partir de 1890. Autour de cette période, Guillaume 1er mourut et fut remplacé peu de temps après par son neveu Guillaume II dont le conflit avec Bismarck entraîna la démission du chancelier. L’effondrement du système de Bismarck et les changements de politique étrangère de l’Allemagne ont de ce fait souvent été expliqués par les changements au plus haut niveau du pays. Pourtant, il ne s’agit là que d’une partie du tableau d’ensemble.
Le facteur décisif fut l’étonnante montée en puissance de l’économie de l’Allemagne requérant un accès aux matières premières et aux marchés mondiaux ainsi que de nouvelles opportunités d’investissement pour son capital accumulé. Les conséquences en furent la construction d’une flotte qui remettrait en question la domination des mers par la Grande-Bretagne, le projet du chemin de fer de Bagdad qui préparerait le terrain pour l’investissement du capital allemand à l’Est et la recherche de colonies qui conduirait à l’expansion de l’empire allemand. Trotsky devait résumer plus tard la situation de l’Allemagne par la formule : « Plus s’affirme le caractère dynamique des forces productives en Allemagne, plus ces dernières étouffent dans le système étatique de l’Europe, semblable au ‘système’ de cages d’une minable ménagerie provinciale. »
Se produisit alors la situation que Bismarck avait cherché à empêcher. Les autres principales puissances unirent leurs forces contre l’Allemagne, l’isolant en grande partie à partir de 1902. Il ne resta à l’Allemagne que l’Autriche-Hongrie comme alliée; elle s’opposait à un front coordonné formé par la Grande-Bretagne, la France et la Russie. Les alliances et les blocs de pouvoirs qui devaient s’affronter à la Première et à la Deuxième guerre mondiale furent ainsi pour l’essentiel fixés à ce stade.
Après la Deuxième guerre mondiale, la « question allemande » fut désamorcée du fait de l’intégration de l’Allemagne de l’Ouest dans l’Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord et la Communauté européenne. Ceci fut facilité par le fait que la taille de la République fédérale n’était que la moitié de celle de l’empire allemand. Une coopération politique et économique active se développa entre l’Allemagne et la France. La France est encore aujourd'hui le plus important partenaire commercial de l’Allemagne et inversement.
Le retour de la « question allemande »
Toutefois, avec la réunification de l’Allemagne en 1990, la « question allemande » devint une fois de plus d’une grande actualité. L’équilibre de l’Europe fut perturbée par l’unification de l’Allemagne et la chute du Rideau de fer. Il est notoire que les gouvernements britannique, français et italiens étaient à l’époque opposés à la réunification allemande mais ils furent incapables de l’empêcher.
Finalement il y eut accord sur le fait qu'il fallait contenir l’Allemagne en introduisant une monnaie européenne unique et en créant l’Union européenne. La France espérait de ce fait s’assurer le contrôle de son voisin qui était économiquement plus avancé. Le chancelier Helmut Kohl renonça à l’exigence initiale de l’Allemagne d'une union politique européenne précédant l’union monétaire. Au lieu de cela, l’Europe devait se rapprocher progressivement sur la base de la logique du marché commun et de la monnaie unique.
Au cours des années suivantes, l’on estimait de manière générale que le dynamisme économique de l’euro assurerait une expansion et une consolidation harmonieuses de l’Europe. En 2000, le ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer (Parti des Verts) a prononcé un discours très remarqué à l’université Humboldt (Berlin) dans lequel il proclamait le but d’une Europe fédérale. L’UE elle-même fut élargie à 27 membres dès 2007, l’euro ayant été introduit en 1999 pour des raisons de comptabilité et les billets et les pièces en 2002. Depuis, il est devenu la monnaie officielle de 17 pays membres de l’UE.
Mais le processus d’intégration politique s’est progressivement enlisé.
Dès les années 1990, les puissances européennes ont été incapables de s’accorder sur une approche commune face à la crise yougoslave. Alors que l’Allemagne insistait pour un rapide démantèlement du pays, la France et l’Angleterre étaient contre. Ceci ouvrit la voie à une intervention des Etats-Unis qui se poursuivit par leur domination de la guerre qui s’ensuivit.
En 2003, la guerre en Irak porta un nouveau coup aux projets en faveur d’une politique étrangère européenne commune, divisant profondément l’Europe. Alors que l’Angleterre et la Pologne soutenaient la guerre, l’Allemagne et la France refusèrent d’y participer.
En 2005, lors de référendums, un projet de constitution européenne fut rejeté en France et aux Pays-Bas. L’alternative qui fut introduite fin 2009, le Traité de Lisbonne, s’avéra être un piètre remplaçant. La nomination de Catherine Ashton, largement inconnue, comme représentante de l’UE pour les Affaires étrangères montrait clairement qu’aucun gouvernement européen n’était disposé à subordonner ses intérêts de politique extérieure à une ligne européenne commune.
Avec l’action commune adoptée par la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis en Libye, les divisions au sein de l’Europe ont atteint une nouvelle étape. La France et la Grande-Bretagne agissent tant sur le plan politique que militaire en dehors des structures existantes de l’UE. Contrairement au jeu du pouvoir dans la guerre en Irak, la division ne se fait plus entre la « vieille » et la « nouvelle » Europe, mais entre la France, la Grande-Bretagne et quelques pays européens d’un côté et l’Allemagne et les pays de l’Est de l’autre.
Les intérêts allemands en Afrique du Nord
On ne peut aujourd'hui attribuer l'abstention de l’Allemagne lors du vote au Conseil de sécurité de l’ONU au caprice du ministre des Affaires étrangères Westerwelle, pas plus qu'on ne pouvait, il y a 120 ans, réduire la politique de l’empire allemand aux intentions subjectives de Guillaume II et de son chancelier, Bernhard von Bülow. Tous deux sont les conséquences de tendances et de développements de longue date. L’abstention de Westerwelle est la conséquence logique des différences existant dans la politique étrangère et économique entre l’Allemagne et la France et qui se sont développées au fil du temps.
L’Allemagne poursuit ses propres intérêts en Afrique du Nord et au Moyen-Orient et ces intérêts se heurtent à ceux de la France. Deux ans avant la guerre en Libye, la Fondation Science et politique publiait une étude sur « La politique allemande au Moyen-Orient et en Afrique du Nord » (Deutsche Nah-, Mittelost- und Nordafrikapolitik). Il y est dit, « Pendant une bonne partie des années 1990, le Maghreb occupait encore une position marginale dans la politique étrangère allemande et sans qu’il soit question d’une formulation claire des intérêts allemands. Au cours de la dernière décennie, cependant, l’importance de la région n’a cessé de croître pour la politique étrangère allemande, pour trois raisons : la question cruciale de la sécurité énergétique, les efforts visant à endiguer la migration et la lutte contre le terrorisme et le crime organisé.
L’approvisionnement en énergie est la priorité absolue. Selon l’étude, « Le pétrole et le gaz de ces pays deviennent de plus en plus importants pour l’approvisionnement en énergie de l’Allemagne. La Libye est de nos jours le quatrième fournisseur de pétrole de l’Allemagne, l’Algérie arrive en huitième position. »
Les conflits d’intérêts entre l’Allemagne et la France dans le monde arabe ont émergé il y a trois ans durant le désaccord au sujet de ce qu'on appelle l'Union pour la Méditerranée. Sarkozy avait projeté d’établir une Union pour la Méditerranée dès son arrivée au pouvoir en 2007. Elle visait à unir tous les pays méditerranéens sous la direction française pour former un contrepoids à l’influence économique et politique croissante de l’Allemagne en Europe de l’Est. Les projets de Sarkozy rencontrèrent une résistance féroce de la part de Berlin. L’on craignait qu’un renouveau des ambitions françaises ne défie le rôle prépondérant de l’Allemagne dans l’UE. L’on croyait également que les intérêts allemands en Afrique du Nord étaient menacés.
L’étude sur la sécurité de la Fondation Science et politique précitée précise, « La proposition française d'Union pour la Méditerranée qui à l’origine ne devait inclure que les pays du pourtour méditerranéen, avait clairement été conçue comme un instrument pour garantir et étendre l’influence française dans la région. Le rôle particulier de la France a des conséquences négatives notamment pour la politique économique allemande. Certes, les produits allemands sont considérés comme fiables et les entreprises allemandes comme tout à fait compétentes, et les responsables des gouvernements maghrébins ne cessent de réclamer une implication plus grande de l’Allemagne, mais lorsqu’il est question de contrats, ce sont le plus souvent les entreprises françaises qui les signent. »
L’Allemagne n’est pas non plus le seul pays à s'intéresser à l’Afrique du Nord : « La compétition s’intensifie depuis longtemps, comprenant un nombre croissant d’acteurs internationaux : les Etats-Unis, la Russie, l’Espagne, l’Italie, la Grande-Bretagne et de plus en plus aussi la Chine, l’Inde et les pays de l’Amérique latine sont en quête d’énergie et de coopération en matière de sécurité (dont les ventes d’armes), l'implication dans l'expansion de l’infrastructure de transport régionale et de contrats dans le secteur du bâtiment en général. »
L’ampleur de l’implication de la Chine a été démontrée au moment du déclenchement de la guerre en Libye lorsque 75 entreprises chinoises et 36.000 travailleurs chinois ont dû quitter le pays. La Libye est en particulier le seul pays d’Afrique du Nord à s’être opposée à l’Union pour la Méditerranée.
L’Union pour la Méditerranée a finalement été mise en place à l’été 2008 pour être opérationnelle à partir de mai 2010. Mais, l’Allemagne a été en grande partie en mesure de sauvegarder sa position. Tous les pays membres de l’UE – pas uniquement les pays de la Méditerranée – sont des partenaires au sein de l’Union pour la Méditerranée, ce qui fait qu'il est beaucoup plus difficile à la France d’imposer sa propre ligne d’action dans la région.
Sarkozy exploite à présent les événements en Libye pour reprendre l’offensive. Les révolutions en Tunisie et en Egypte ont été un coup majeur porté contre la France qui entretenait des relations particulièrement étroites avec les dirigeants déchus, Ben Ali et Moubarak. Moubarak avait présidé l’Union pour la Méditerranée conjointement avec Sarkozy. Quant à l’Allemagne, elle estimait avoir de bonnes chances de faire des affaires avec les successeurs des dirigeants évincés.
La Libye a donné à Sarkozy l’occasion d’exploiter dans son propre intérêt la rébellion contre Kadhafi. A la grande surprise même de son ministre des Affaires étrangères, Sarkozy a été le premier à reconnaître officiellement le Conseil national de Transition à Benghazi et à promouvoir une intervention militaire. Son entreprise a été soutenue par le premier ministre britannique Cameron et le président américain Obama.
A suivre
(Article original paru le 30 mai 2011)