« Tout ce que nous vivons aujourd'hui est le résultat de ce qui s'est passé en février 2014 »

De jeunes ukrainiens s'expriment sur les 10 ans du coup d'État de 2014 à Kiev

La semaine dernière marquait non seulement le deuxième anniversaire de la guerre de l’OTAN en Ukraine contre la Russie, mais aussi le dixième anniversaire du coup d’État de 2014 à Kiev, qui a renversé le gouvernement de Viktor Ianoukovitch et installé le gouvernement pro-OTAN de l’oligarque du «chocolat» Petro Porochenko. Porochenko est resté au pouvoir jusqu’en 2019, date à laquelle Volodymyr Zelensky a été élu, lors d’un vote qui exprimait avant tout l’opposition au coup d’État de 2014 et au cours de guerre anti-Russie.

Les deux événements – le coup d’État et le début d’une guerre ouverte entre l’OTAN et la Russie – sont indissociables. En fin de compte, ces deux phénomènes sont le résultat de la destruction stalinienne de l’Union soviétique, qui a conduit à la restauration du capitalisme et au règne d’oligarchies criminelles, ouvrant ainsi la région entière à l’intervention de l’impérialisme. Dans les médias, ce contexte historique de la guerre, qui a déjà coûté des centaines de milliers de vies, est continuellement dissimulé et recouvert de mensonges. Malgré le rôle bien documenté des forces fascistes telles que le Secteur droit dans le coup d’État, les manifestations du Maïdan et le coup d’État même continuent d’être faussement présentés comme une «révolution démocratique». Ce mensonge politique et historique est un élément central de la propagande de guerre, tout aussi fausse, qui présente l’Ukraine comme un phare de la «démocratie».

Euromaïdan à Kiev

A l'occasion de l'anniversaire de cet événement, le WSWS s'est entretenu avec de jeunes ukrainiens dont les expériences démentent la propagande des médias. Aujourd’hui en fin d’adolescence ou au début de la vingtaine, la vie de ces jeunes a été façonnée par les attaques de grande envergure contre les droits sociaux et démocratiques de la classe ouvrière qui ont accompagné la transformation systématique du pays en rampe de lancement pour la guerre contre la Russie. Leurs expériences confirment l’analyse et les avertissements avancés à l’époque par le Comité international de la Quatrième Internationale et le World Socialist Web Site (article en anglais) concernant l’impact dévastateur du coup d’État sur les masses en Ukraine et au-delà.

Un jeune, qui n'avait que 14 ans à l'époque, a rappelé la confusion initiale que lui et sa famille avaient ressenti alors que le coup d'État se déroulait dans la capitale, ainsi que l'impact que ces événements avaient eu sur sa conscience politique.

Au début, bien sûr, je ne comprenais pas ce que je pensais, je veux dire, il y avait des sentiments comme: « bien, juste, eh bien, d’expulser ce voleur de président». Eh bien, je veux dire, de telles émotions ont été éveillées, il semblait que quelque chose était même bien. Mais un jour, alors que ma grand-mère parlait à ses proches en Russie, qui lui demandaient ce qui se passait dans le pays, elle a commencé à leur dire que tout cela était l'œuvre des nazis, ce qui m'a surpris. J'ai entendu leur conversation et j'ai pensé: «Pourquoi sont-ils des nazis? S’ils sont pour leur peuple, s’ils sont patriotes, pourquoi sont-ils nazis? C'était mon avis. Puis, à l'école, j'ai appris que ces militants avaient démoli le monument de Lénine à Kiev. Immédiatement, quelque chose s'est retourné dans ma poitrine, dans mon âme. Je ne comprenais pas quel genre de personnage était Vladimir Lénine, mais pour moi c'était inacceptable, car cela semblait être faux. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à avoir des doutes.

Depuis, j’ai également vécu à Odessa, et Odessa est traditionnellement agitée. Il y a eu de nombreuses manifestations contre le Maïdan, où les gens sont sortis manifester avec des drapeaux rouges, avec des drapeaux impériaux, dans une colonne, les soi-disant communistes, dans une autre les nationalistes, pour montrer leur opposition à la politique de la junte de Kiev. Pour moi, qui n’avais pas de formation politique et qui ne comprenais pas grand-chose, mais qui était également opposé à ce coup d’État, c’était comme une marche pour la justice. J'ai pleinement soutenu leurs efforts pour exprimer leur désaccord avec le régime de Kiev. Parmi mes amis, il y avait différents points de vue: certains étaient contre, d’autres pour [le coup d’État]. J'ai surtout essayé de m'entourer de ceux qui étaient contre et il m'a semblé à un moment donné que c'était peut-être même la majorité des gens, mais je ne peux pas parler au nom de tout le monde.

Le monument de Lénine à Kiev après sa démolition en 2014, vandalisé avec des insignes et des drapeaux nationalistes ukrainiens. [Photo by Andrijko Z. / CC BY-NC-SA 4.0]

Un jeune de Zaporizhzhia, une ville du sud-est de l'Ukraine, a déclaré :

Tout a commencé à la fin de l’automne et au début de l’hiver 2013. Au début, j’avais un rejet idéologique intuitif plutôt que rationnel des manifestants et de leurs revendications, [en particulier] de leur nationalisme ethnique. À Zaporizhzhia en particulier, je n’ai pas remarqué beaucoup de sympathie pour la «révolution de la dignité». À l’école, nous essayions de ne pas aborder le sujet compliqué de l’actualité. En mars 2014, tout le monde allait célébrer le 200e anniversaire de la naissance de l'écrivain et penseur ukrainien Taras Shevchenko. Cependant, quelque temps après la célébration du 200e anniversaire de Shevchenko, il est devenu clair que la majorité des étudiants [de mon école] étaient du côté du gouvernement de Kiev de l'après-Maïdan. Il y a eu des cas de sympathie pour l'OUN, l'UPA, Stepan Bandera.

Un jeune du sud de l’Ukraine, âgé aujourd’hui d’une vingtaine d’années, a déclaré au WSWS :

Je me souviens très bien de tous les événements qui ont précédé et étaient liés au Maïdan, même si 10 ans se sont écoulés depuis. En 2013, on parlait de plus en plus de la voie que l’Ukraine devrait choisir. Certains ont suggéré que l’Ukraine rejoigne l’union douanière [avec la Russie], tandis que d’autres suggéraient que l’Ukraine rejoigne l’Union européenne.

J'ai entendu parler pour la première fois du début du Maïdan à la radio; le présentateur a félicité les auditeurs pour le début du nouveau Maïdan. Immédiatement après avoir appris cette nouvelle, je me suis précipité vers la télévision pour vérifier ce que j'avais entendu. A l'écran de télévision, j'ai vu des étudiants brandissant des drapeaux ukrainiens et européens exigeant l'adhésion de l'Ukraine à l'UE. J'ai pris cette nouvelle avec la surprise et l'intérêt qu'on peut attendre d'un jeune de mon âge (14 ans).

Mais étais-je vraiment surpris par ce qui se passait ?

Eh bien, pour autant que je me souvienne, non, je ne l'étais pas.

A cette époque, j'étais abonné à de nombreux journaux et je suivais de près les événements qui se déroulaient. Je me souviens du battage médiatique autour de la répression du Maïdan avec des images de passages à tabac et de la nouvelle que le cadavre d'un pendu, qui plus tard comptera parmi les Cent Célestes, avait été retrouvé sur une structure en fer qui devait servir de cadre à un arbre de Noël sur le Maïdan.

Le 8 décembre 2013, des nationalistes bourgeois ont démoli et détruit un monument à Vladimir Ilitch Lénine, œuvre du sculpteur soviétique Merkulov, installé depuis plusieurs décennies à Kiev. Cet acte de vandalisme a été couvert par tous les médias. Plus des participants allaient au Maïdan et en revenaient, plus les histoires circulaient. Les anciens participants racontaient comment ils s’y étaient trouvé pour gagner de l'argent, combien ils étaient payés et combien de vêtements et d'objets ils avaient reçu, à quel point le Maïdan puait et comment ils aimeraient y retourner pour gagner de l'argent.

Fin janvier 2014, nous avons appris que deux personnes avaient été tuées sur le Maïdan et des images ont été diffusées montrant des cocktails Molotov volant vers le Berkut [quartier général – les Berkut sont des forces spéciales contrôlées par le ministère de l'Intérieur]. Autant que je me souvienne, en janvier ou février, le Premier ministre Mykola Azarov a démissionné et Serhiy Arbuzov a pris sa place. À peu près au même moment, on parlait de la démission de Ianoukovitch et de nouvelles élections présidentielles étaient programmées. Et puis, plus tard en février, il y a eu des tirs contre les participants au Maïdan, où non seulement ces derniers, mais aussi des partisans du gouvernement ont été tués. Au même moment, le président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, a fui le pays. Personne dans ma famille n'a soutenu l’Euromaïdan et maintenant c’est une chose bien comprise que tous les événements qui se produisent à présent [avec la guerre], ont commencé avec [le coup d'État].

Il poursuit ainsi,

Après février 2014, le climat politique a radicalement changé. Pendant toute une période, la violence est devenue la loi. La période précédant l’élection présidentielle ukrainienne a été particulièrement effrayante. Le climat politique dans mon école a surtout changé avec le début de la guerre [la guerre civile dans l'est de l'Ukraine]. Je me souviens bien qu'on a demandé à mes camarades de classe de donner de l'argent pour la guerre et qu'on leur a également demandé de donner des choses aux soldats. La période la plus effrayante pour moi de ces 10 dernières années a été les trois premiers mois après le Maïdan. Ils étaient effrayants et on ne savait pas combien de temps tout cela allait durer. Le Maïdan a entraîné une nouvelle vague de «dé-communisation», qui a touché non seulement les monuments de Lénine et les images de symboles soviétiques, mais surtout l’histoire.

J'appartiens à la génération qui a encore eu le temps d'apprendre à l'école sur la guerre de 1941 à 1945, appelée la Grande Guerre patriotique en Union soviétique. Au 70e anniversaire de la Victoire, il était déjà interdit d’appeler cette guerre par son ancien nom – la «Grande Guerre patriotique» – il était désormais nécessaire de l’appeler la Seconde Guerre mondiale. Le 9 mai, jour de la Victoire, n'a pas été annulé, mais à la place, on a commencé à célébrer le 8 mai [c'est le jour des célébrations officielles en Europe occidentale, par opposition au 9 mai en Russie]. Au lieu du ruban de Saint-Georges [un signe commémorant la guerre en Russie], un nouveau symbole en forme de fleur de coquelicot devait être porté. Je me souviens qu'en cours d'histoire, le professeur avait annoncé que la guerre s'appellerait la Seconde Guerre mondiale. Certains de mes camarades de classe et moi avons pris cela comme une honte et avons commencé à crier «beurk! » Notre professeur n'a pas non plus soutenu cette décision et a conseillé à tout le monde de lire le livre «Ils se sont battus pour leur pays» de l'écrivain soviétique Sholokhov.

Le jeune d’Odessa se rappelle,

Ce qui commença alors, c’était la lutte contre tous ceux qui pensaient différemment. Il s’agissait d’une lutte pour la destruction complète et l’élimination de toutes les opinions d’alternative. Elles ont été présentés comme traîtres, anti-ukrainiennes, pro-russes, même si elles n’étaient pas vraiment pro-russes mais, en fait, anti-oligarchiques. Nous comprenons tous très bien que pour le régime de Kiev, ce terme «pro-russe» a très bien fonctionné chaque fois qu’il était nécessaire de se venger des gens ordinaires. Dans les écoles, il y avait bien sûr encore l'ancienne équipe d'enseignants qui de par ses opinions, était, je dirais, opposée à la politique de Kiev. Mais bien sûr, tout le monde est resté silencieux, tout le monde s’en est tenu à ce qui émanait du ministère de l’Éducation. Je ne parlerai même pas de la manière dont l’histoire était enseignée: elle était réajustée à chaque année scolaire, les termes et les récits changeaient constamment. L’objectif était de présenter toute l’histoire de l’Ukraine comme une histoire d’oppression de la part des Russes, et de présenter les bolcheviks et les communistes comme le mal. Les communistes ukrainiens, nous a-t-on dit, étaient également russes et [la période soviétique] faisait également partie du joug russe.

[AP Photo/Efrem Lukatsky]

caption: Des partisans des partis d'extrême droite brandissent des torches et une banderole avec un portrait de Stepan Bandera lors d'un rassemblement à Kiev, en Ukraine, le 1er janvier 2019. [AP Photo/Efrem Lukatsky ]

Parallèlement à la glorification des forces fascistes et à la destruction de monuments de l’ère soviétique, les gouvernements de Porochenko, puis de Zelensky, ont mis en œuvre des mesures d’austérité de grande envergure qui ont appauvri une classe ouvrière déjà meurtrie par l’impact de la restauration du capitalisme par la bureaucratie stalinienne.

En 2021, l’Ukraine rivalisait avec la Moldavie, une autre ancienne république soviétique, pour le rang douteux de pays le plus pauvre d’Europe. La paupérisation massive a intensifié une vague d’émigration. Selon les mots d'un jeune de Transcarpartie: «Il y a eu une énorme vague de travailleurs migrants vers l'étranger. Avant la guerre, les gens ont quitté massivement le pays pour chercher du travail dans les pays voisins, notamment en Russie.»

En raison de la guerre civile dans l’est de l’Ukraine, qui avait fait jusqu’à 15 000 morts en 2022, des millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays. En mars 2016, officiellement, 1,6 million d’Ukrainiens avaient été déplacés à l’intérieur du pays et plus d’un million avaient fui à l’étranger, aggravant une crise de dépopulation déjà importante (article en anglais).

Ls jeune d'Odessa a déclaré: «Je dirai que notre région d'Odessa était la seule région qui n'a pas réduit les prestations sociales pour les migrants [internes], la seule région qui a continué à aider les migrants du Donbass et de Lougansk [régions de l'est de l'Ukraine qui étaient contrôlés par des séparatistes pro-russes.]»

Les travailleurs, et notamment les retraités, avaient été durement touchés par la forte inflation. Il a expliqué: «Disons que si une grand-mère avait une pension de 100 dollars sous Ianoukovitch, elle était réduite à 70 dollars sous Porochenko et les prix ont beaucoup augmenté. Eh bien, que puis-je dire, il est clair pour tout le monde qu'il ne s'est rien passé de bon. »

Un jeune a dit,

Bien sûr, il y avait davantage de chômage, des salaires misérablement bas, une attitude inhumaine envers les travailleurs au travail, envers la classe ouvrière. Il y a eu beaucoup de mécontentement vis-à-vis du gouvernement, tout le monde a très bien compris que le cap n’avait pas été modifié. Les gens ont voté pour Zelensky parce qu’ils espéraient qu’il mettrait un terme à la politique de Porochenko, mais il les a trahis. Il était comme [Porochenko] et même pire, donc il y avait une colère massive contre le gouvernement. Le gouvernement de Zelensky était à bout de souffle, mais la guerre de 2022 a soudainement fait disparaître tous ces sentiments, ou, disons simplement, les gens se sont tus brusquement.

Un autre jeune du sud de l’Ukraine a lui aussi souligné qu’avant l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022,

Le peuple ukrainien était manifestement mécontent de ce qui s’était passé au cours des années écoulées depuis le Maïdan et, avant tout, de nombreux Ukrainiens souhaitaient que la guerre [à l’Est] prenne fin le plus tôt possible. Et ils ont tous soutenu les partis des hommes politiques qui avaient promis de mettre fin à la guerre. Des partis comme le parti de Medvedchuk, le parti de Boyko et Rabinovich, le parti d'Oleksandr Vilkul, le parti d'Evgeniya Muraeva. J'ai rencontré beaucoup de gens qui étaient pour la fin de la guerre. De nombreux Ukrainiens étaient indignés par la baisse constante du niveau de vie. Les retraités ont été indignés par les prix des aliments de première nécessité, des médicaments et par le coût des services publics. Ils étaient particulièrement mécontents du montant des pensions qu'ils ne recevaient pas. J'ai connu alors et je connais aujourd'hui de nombreux retraités qui ont travaillé plus de 40 ans et reçoivent une pension qui n'atteint pas le montant de 3 000 hryvnias [moins de 78 dollars].

Comme me l’ont dit les retraités eux-mêmes, ils n’ont pas l’impression de «vivre». Au contraire, ils survivent pendant leurs dernières années avec une petite pension, tout en aidant leurs petits-enfants et leurs enfants, économisant progressivement pour leurs funérailles. Même avant la guerre, les jeunes ne parvenaient pas à trouver du travail dans leurs villes et villages et étaient obligés d'aller travailler à l'étranger. La pandémie de COVID a encore aggravé la situation dans le pays. Des rassemblements ont eu lieu dans toute l'Ukraine. Ces rassemblements ont réuni non seulement des couches de la petite bourgeoisie, mais aussi des médecins qu’on n’avait plus payés depuis longtemps. Le soutien à Zelensky disparaissait rapidement avant la guerre.

Il conclut ainsi :

Non seulement moi, mais aussi de nombreux autres Ukrainiens, pensons que tout ce que nous vivons aujourd’hui est le résultat de ce qui s’est passé en février 2014. Tous les problèmes qui nous sont tombés dessus en tant que travailleurs, jeunes et retraités ukrainiens sont associés à cet événement. Seuls les nationalistes bourgeois ukrainiens et ceux qu’ils servent, ainsi que la jeunesse ukrainienne trompée et traitée comme de la chair à canon, peuvent penser qu’ils ont accompli quelque chose de bien avec le Maïdan. Je ne peux dire qu'une chose: le Maïdan ne m'a rien apporté de bon. Cela a rendu le sort tragique du peuple plus tragique encore.

Pour une compilation des déclarations les plus importantes du WSWS sur le coup d'État de 2014 et ses conséquences, consultez cette page thématique (articles en anglais).

(Article paru en anglais le 29 février 2024)

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