Perspective

Le présumé lanceur d’alerte de WikiLeaks condamné à 40 ans de prison: un avertissement de ce qui attend Assange si l’extradition n’est pas repoussée

Joshua Adam Schulte [Photo: Joshua Schulte/LinkedIn]

La condamnation jeudi 1er février du lanceur d’alerte présumé de WikiLeaks Joshua Schulte à 40 ans d’emprisonnement en vertu de la Loi sur l’espionnage [Espionage Act] et pour d’autres infractions liées à la «sécurité nationale» est un acte brutal de vengeance d’État. Âgé de 35 ans, il avait été reconnu coupable en 2022 d’avoir transmis à WikiLeaks des documents révélant les opérations de piratage et d’espionnage menées par la CIA (Central Intelligence Agency) à l’échelle mondiale.

Le procès de Schulte illustre l’intensification d’une guerre prolongée menée contre les lanceurs d’alerte et le journalisme. Cet expert en informatique a en effet été jugé, reconnu coupable et condamné comme terroriste. Sa peine d’emprisonnement est comparable à celle infligée aux personnes reconnues coupables des crimes les plus odieux.

Outre les motifs de la vengeance, on a voulu faire de Schulte un exemple. Sa condamnation est un message : quiconque dévoilera les crimes des agences militaires et de renseignement, dans le contexte du génocide israélo-américain à Gaza, des préparatifs de guerre plus vastes et de la répression des droits démocratiques, sera traité comme il le serait en Arabie saoudite ou une autre dictature soutenue par les États-Unis.

En premier lieu, cette condamnation est une indication de ce que le gouvernement américain a l’intention de faire à l’éditeur de WikiLeaks, Julian Assange, qui est confronté au danger imminent d’une extradition de la Grande-Bretagne vers les États-Unis.

La sentence est d’autant plus frappante que le dossier contre Schulte, qui clame son innocence, est peu étoffé. Il y avait suffisamment de doutes sur sa culpabilité pour que le jury ne parvienne pas à se mettre d’accord sur les charges liées à l’Espionage Act et à la sécurité nationale lors d’un premier procès de Schulte en 2020, ce qui avait entraîné l’annulation du procès.

Schulte a déclaré qu’il avait été piégé parce que le gouvernement cherchait désespérément un bouc émissaire pour la violation des données de la CIA. En tant qu’ancien employé mécontent et atypique de la CIA, il a été identifié comme suspect presque immédiatement après que WikiLeaks eut commencé à publier le matériel, en mars 2017.

Peu après, il fut inculpé de possession de matériel pédopornographique. Quelle que soit leur véracité, ces accusations visaient clairement à attraper Schulte dans le système judiciaire, le gouvernement cherchant à monter un dossier. Il a fallu plus d’un an au ministère de la Justice pour mettre au point un acte d’accusation contre Schulte sur la fuite de la CIA.

La chronologie suggère fortement que le FBI et le gouvernement ont décidé la culpabilité de Schulte puis ont travaillé à rebours à partir de là. WikiLeaks a déclaré que les documents publiés sur les outils de piratage de la CIA avaient circulé parmi de nombreux anciens employés et contractants du gouvernement.

Dans sa couverture limitée de la condamnation de Schulte la presse grand public cite sans aucune critique les déclarations des responsables américains, décrivant la fuite comme l’équivalent numérique de Pearl Harbor, un coup sans précédent porté à la «sécurité nationale», etc. Très peu de choses ont été écrites sur le contenu de ces fuites.

Baptisé «Vault 7» par WikiLeaks, le matériel révèle une opération mondiale de la CIA impliquant le piratage informatique et les ‘opérations sales’ à une échelle sans précédent. Parmi les révélations, «Vault 7» montrait que:

  • La CIA était le plus grand fournisseur de logiciels malveillants au monde. Elle a développé des virus et des outils de piratage destinés à pratiquement tous les systèmes d’exploitation.
  • La CIA avait mis au point des programmes lui permettant de pirater des téléviseurs intelligents et d'autres appareils ménagers à des fins d'espionnage.
  • En piratant directement les smartphones, la CIA pouvait contourner les applications de messagerie cryptées.
  • L’agence cherchait à développer des capacités permettant de prendre le contrôle à distance des systèmes informatiques qui font fonctionner les nouveaux modèles de voitures. Le seul but concevable en serait de causer des dommages physiques.
  • La CIA avait développé des capacités pour créer des «preuves» numériques permettant d’attribuer ses propres opérations de piratage malveillant à des adversaires, utiles dans les campagnes de «propagande noire» accusant d’autres pays de prétendues cyberattaques.

Autrement dit, tout ce que le gouvernement américain a accusé d’autres États comme la Russie et la Chine de faire en matière de cyberpiratage, la CIA l’a fait de manière bien plus large et avec plus de succès.

L’annonce de la publication par WikiLeaks explique: «Dans une déclaration à WikiLeaks, la source détaille des questions politiques qui, selon elle, doivent être débattues de toute urgence en public, notamment la question de savoir si les capacités de piratage de la CIA dépassent les pouvoirs qui lui sont conférés et le problème de la surveillance publique de l’agence. La source souhaite lancer un débat public sur la sécurité, la création, l’utilisation, la prolifération et le contrôle démocratique des cyberarmes».

La réaction a été apoplectique. Un mois après la publication initiale, en avril 2017, Mike Pompeo, alors directeur de la CIA, prononçait un discours où il dénonçait Assange et le personnel de WikiLeaks comme des «démons» et des «ennemis», déclarant qu’ils seraient traités comme une «agence de renseignement non étatique hostile», sans droit de Premier Amendement ni autres droits démocratiques.

Une enquête de Yahoo News allait révéler plus tard, en 2021, ce que cela signifiait dans la pratique. Basée sur les commentaires de plus de 30 responsables américains, celle-ci confirmait qu’en 2017, Pompeo, la CIA et d’autres responsables du gouvernement Trump, président compris, avaient discuté de l’enlèvement illégal d’Assange de l’ambassade d’Équateur à Londres, où il était réfugié politique, ou de l’assassiner. Il ne s’agissait pas d’un simple bavardage. La société qui assurait la sécurité de l’ambassade et contrôlait l’environnement physique d’Assange, UC Global, travaillait secrètement pour la CIA.

Ce ne fut qu’après l’échec ou l’abandon de ces plans extrajudiciaires que le gouvernement américain avait inculpé Assange. Celui-ci risque d’être inculpé au titre de la Loi sur l’espionnage et d’être condamné à 175 ans d’emprisonnement s’il est extradé. Bien que cette inculpation concerne des publications distinctes de WikiLeaks datant de 2010 et 2011 et révélant les crimes de guerre américains en Irak et en Afghanistan ainsi que les conspirations à l’échelle mondiale du Département d’État, Assange et WikiLeaks ont déclaré que le principal motif de l’intensification des persécutions était le Vault 7 et la réponse féroce de la CIA.

Lors de l’audience de détermination de la peine qui s’est tenue le 1er février, les procureurs ont soutenu que Schulte devait être emprisonné à vie. «Il y a besoin de neutralisation», aurait déclaré l’un d’eux. Ils ont demandé que sa peine soit prolongée sur la base des dispositions relatives au «renforcement de la lutte contre le terrorisme».

Schulte a déjà purgé plus de cinq ans dans des conditions barbares. Il a fait l’objet de mesures administratives spéciales, une forme de détention impliquant un isolement presque total et la privation sensorielle.

Selon Inner City Press, l’une des rares publications à avoir couvert l’affaire de manière approfondie, le lanceur d’alerte présumé a déclaré lors de l’audience en question: «Le gouvernement fédéral américain me torture avec du bruit blanc 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et me met à l’isolement. La fenêtre est occultée. Lorsqu’on me propose d’accéder à la bibliothèque juridique, je dois uriner et déféquer sur le sol. On me laisse là pendant 9 heures».

Schulte a ajouté: «J’ai été enfermé dans ma cage à torture avec des excréments de rongeurs. De la glace s’accumule près de la fenêtre. Je lave mes vêtements dans les toilettes. Je suis obligé de manger à mains nues comme un animal. Ils vous regardent de haut comme si vous n’étiez pas humain».

Ces conditions, proches de celles d’un donjon médiéval, sont celles qui attendent Assange s’il est extradé. Le fondateur de WikiLeaks est à deux doigts d'être livré à ses persécuteurs. Les 20 et 21 février, il comparaîtra devant un tribunal qui examinera une demande d’appel de l’ordonnance d’extradition. En cas d’échec, les possibilités offertes à Assange par le système judiciaire britannique seront épuisées.

L’affaire Schulte met une nouvelle fois en évidence le caractère criminel et style gangster de la persécution d’Assange. Le courageux journaliste est traqué comme un criminel pour avoir révélé les activités illégales du gouvernement américain et de ses alliés. Cela a commencé sous le gouvernement Obama-Biden, a été intensifié par Trump, et l’actuelle présidence de Biden cherche à achever la destruction d’Assange.

Cela montre l’engagement de l’ensemble de l’establishment politique, quelles que soient les divisions sur la tactique, pour un autoritarisme toujours plus marqué, alors qu’il applique un programme de guerre mondiale et doit faire face à une opposition sociale et politique grandissante à l’intérieur du pays.

Le caractère bipartite de l’assaut mené contre Assange, non seulement aux États-Unis mais aussi en Grande-Bretagne et dans son pays d’origine, l’Australie, montre la futilité de toute perspective qui vise à obtenir sa liberté en faisant appel aux pouvoirs en place. Cette perspective a été tentée et elle a échoué.

L’alternative est la lutte pour mobiliser la classe ouvrière en défense d’Assange. Ce n’est pas seulement nécessaire, c’est possible. Partout dans le monde, des masses de gens manifestent pour s’opposer au génocide de Gaza. Le sentiment anti-guerre est immense et pour ceux qui le connaissent, malgré le black-out de la presse, Assange est considéré à juste titre comme une figure héroïque.

Ce sentiment doit être développé et transformé en mouvement de lutte pour sa liberté, contre les gouvernements, contre leurs guerres et contre un système capitaliste responsable du militarisme et de la dictature. La classe ouvrière doit exiger la libération de Joshua Schulte et de tous ceux qui dénoncent les crimes de l’impérialisme, et la libération de Julian Assange.

(Article paru en anglais le 3 février 2024)

Loading